Verlaine



 
 
Dans ces temps fabuleux, les limbes de l’histoire,
Où les fils de Raghû, beaux de fard et de gloire,
Vers la Ganga régnaient leur règne étincelant,
Et, par l’intensité de leur vertu troublant
Les Dieux et les Démons et Bhagavat lui-même,
Augustes, s’élevaient jusqu’au Néant suprême,
Ah ! la terre et la mer et le ciel, purs encor
Et jeunes, qu’arrosait une lumière d’or
Frémissante, entendaient, apaisant leurs murmures
De tonnerres, de flots heurtés, de moissons mûres,
Et retenant le vol obstiné des essaims,
Les Poëtes sacrés chanter les Guerriers saints,
Ce pendant que le ciel et la mer et la terre
Voyaient, — rouges et las de leur travail austère —
S’incliner, pénitents fauves et timorés,
Les Guerriers saints devant les Poètes sacrés !
Une connexité grandiosement alme
Liait le Kchatrya serein au Chanteur calme,
Valmiki l’excellent à l’excellent Rama :
Telles sur un étang deux touffes de padma.
 
— Et sous tes cieux dorés et clairs, Hellas antique,
De Sparte la sévère à la rieuse Attique,
Les Aèdes, Orpheus, Alkaïos, étaient
Encore des héros altiers et combattaient.
Homéros, s’il n’a pas, lui, manié le glaive,
Fait retentir, clameur immense qui s’élève,
Vos échos jamais las, vastes postérités,
D’Hektôr et d’Odysseus, et d’Akhilleus chantés.
Les héros à leur tour, après les luttes vastes,
Pieux, sacrifiaient aux neuf Déesses chastes,
Et non moins que de l’art d’Arès furent épris
De l’Art dont une Palme immortelle est le prix,
Akhilleus entre tous ! Et le Laërtiade
Dompta, parole d’or qui charme et persuade,
Les esprits et les cœurs et les âmes toujours,
Ainsi qu’Orpheus domptait les tigres et les ours.
 
— Plus tard, vers des climats plus rudes, en des ères
Barbares, chez les Francs tumultueux, nos pères,
Est-ce que le Trouvère héroïque n’eut pas
Comme le Preux sa part auguste des combats ?
Est-ce que, Théroldus ayant dit Charlemagne,
Et son neveu Roland resté dans la montagne,
Et le bon Olivier et Turpin au grand cœur,
En beaux couplets et sur un rythme âpre et vainqueur,
Est-ce que, cinquante ans après, dans les batailles,
Les durs Leudes perdant leur sang par vingt entailles,
Ne chantaient pas le chant de geste sans rivaux
De Roland et de ceux qui virent Roncevaux
Et furent de l’énorme et superbe tuerie,
Du temps de l’Empereur à la barbe fleurie ?...
 
— Aujourd’hui, l’Action et le Rêve ont brisé
Le pacte primitif par les siècles usé,
Et plusieurs ont trouvé funeste ce divorce
De l’Harmonie immense et bleue et de la Force.
La Force, qu’autrefois le Poète tenait
En bride, blanc cheval ailé qui rayonnait,
La Force, maintenant, la Force, c’est la Bête
Féroce bondissante et folle et toujours prête
À tout carnage, à tout dévastement, à tout
Égorgement, d’un bout du monde à l’autre bout !
L’Action qu’autrefois réglait le chant des lyres,
Trouble, enivrée, en proie aux cent mille délires
Fuligineux d’un siècle en ébullition,
L’Action à présent, — ô pitié ! — l’Action,
C’est l’ouragan, c’est la tempête, c’est la houle
Marine dans la nuit sans étoiles, qui roule
Et déroule parmi les bruits sourds l’effroi vert
Et rouge des éclairs sur le ciel entr’ouvert !
 
— Cependant, orgueilleux et doux, loin des vacarmes
De la vie et du choc désordonné des armes
Mercenaires, voyez, gravissant les hauteurs
Ineffables, voici le groupe des Chanteurs
Vêtus de blanc, et des lueurs d’apothéoses
Empourprent la fierté sereine de leurs poses :
Tous beaux, tous purs, avec des rayons dans les yeux,
Et sous leur front le rêve inachevé des Dieux !
Le monde, que troublait leur parole profonde,
Les exile. À leur tour ils exilent le monde !
C’est qu’ils ont à la fin compris qu’il ne faut plus
Mêler leur note pure aux cris irrésolus
Que va poussant la foule obscène et violente,
Et que l’isolement sied à leur marche lente.
Le Poëte, l’amour du Beau, voilà sa foi,
L’Azur, son étendard, et l’Idéal, sa loi !
Ne lui demandez rien de plus, car ses prunelles,
Où le rayonnement des choses éternelles
A mis des visions qu’il suit avidement,
Ne sauraient s’abaisser une heure seulement
Sur le honteux conflit des besognes vulgaires
Et sur vos vanités plates ; et si naguères
On le vit au milieu des hommes, épousant
Leurs querelles, pleurant avec eux, les poussant
Aux guerres, célébrant l’orgueil des Républiques
Et l’éclat militaire et les splendeurs auliques
Sur la kithare, sur la harpe et sur le luth,
S’il honorait parfois le présent d’un salut
Et daignait consentir à ce rôle de prêtre
D’aimer et de bénir, et s’il voulait bien être
La voix qui rit ou pleure alors qu’on pleure ou rit,
S’il inclinait vers l’âme humaine son esprit,
C’est qu’il se méprenait alors sur l’âme humaine.
 
— Maintenant, va, mon Livre, où le hasard te mène !
 
 

Poèmes saturniens, 1866

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