Verhaeren


Le Fossoyeur


 
Là-bas,
Dans le jardin des ifs et des trépas,
Depuis toujours, un homme bêche
La terre sèche.
 
Autour de lui, quelques saules se survivant
Pleurent — et quelques fleurs navrées
D’être éternellement, par la pluie et le vent
Et la tempête, chavirées.
 
Le sol, il n’est que trous et bosses ;
Aux quatre coins, bâillent des fosses :
L’hiver, le froid y fend les pierres,
L’été, pendant les juins, on y entend,
Par le silence haletant,
Vivre la mort, qui germe au fond des bières.
 
Depuis des temps qu’il ne sait pas,
Le fossoyeur emplit la terre
Des cadavres de sa misère.
 
Et tous les jours, par les chemins dolents,
Ils arrivent les cercueils blancs ;
Infiniment, ils arrivent vers lui de loin,
Du fond des bourgs, du fond des coins
Perdus, dans la campagne immense ;
Ils arrivent, suivis de gens en noir,
À toute heure, jusques au soir,
Et dès l’aube, leurs longs cortèges recommencent.
 
Le fossoyeur entend des glas,
Tout au lointain, sous les cieux las,
Depuis des temps qu’il ne sait pas.
 
Les cercueils blancs sont pleins de ses douleurs :
Voici ses désirs fous vers les soirs mortuaires,
Voici ses deuils d’il ne sait quoi, voici ses pleurs
Tachant de sang le lin pieux de ses suaires.
 
Voici ses souvenirs et leurs regards usés
À venir de si loin, par à travers les heures,
Lui rappeler la peur dont leurs âmes se meurent ;
Voici le torse en deux de son orgueil cassé.
 
Voici son héroïsme à qui rien ne répond ;
Son courage ployant, sous sa lourde armature,
Et sa pauvre vaillance, avec des trous au front,
Et ses grands yeux, changés en nids de pourriture.
 
Le fossoyeur regarde au loin les chemins lents
Marcher vers lui, avec leurs poids de cercueils blancs.
 
Ce sont encor ses plus nettes pensées,
Une à une, sous sa tiédeur, décomposées ;
Ce sont ses purs amours des jours naïfs,
Souillés, en des miroirs tentateurs et lascifs ;
 
Ce sont ses fiers serments muets, faits à soi-même,
Qu’il a biffés, comme on entaille un diadème ;
 
Et le geste de son vouloir en coup d’éclair
Qui gît inerte et qu’il ne peut redresser clair.
 
Le fossoyeur, au son des glas,
Bêche le coin des ifs et des trépas,
Depuis des temps qu’il ne sait pas.
 
Voici son rêve, éclos en joie et oubliance,
Qu’il a lâché dans les soirs noirs de la science.
Qu’il a vêtu de plume et de flamme cueillies
— Ailes rouges — aux vols passants de la folie,
 
Qu’il a lancé, parmi les loins inaccessibles,
Là-haut, vers la conquête en or de l’impossible,
Et qui retombe en lui des grands cieux réfractaires,
Sans même avoir touché l’immobile mystère.
 
Le fossoyeur remue, à coups de bêche,
Avec ses bras maigres et las,
— Depuis quels temps ? — la terre sèche.
 
Et les voici, pour son angoisse et son remords,
Les pardons refusés à ceux qui avaient tort.
 
Et les voici les pleurs muets et les prières.
Qu’il n’a point écoutés, dans les yeux de ses frères.
 
Et les voici l’insulte aux humbles et aux doux
Et le rire, quand ils ployaient les deux genoux.
 
Et le sarcasme aride ou le reniement sombre,
Devant le dévouement offrant ses mains dans l’ombre.
 
Le fossoyeur ardent et las,
Cachant son mal, au son des glas,
Fatigue, à coups de bêche,
La terre sèche.
 
Et puis voici les peurs, au bord des suicides,
Quand l’heure qui remet vainc l’heure qui décide.
 
Et puis le crime et sa terreur qu’il a tâtés,
Avec ses maigres doigts furtifs et exaltés.
 
Et puis, sa manie âpre et sa rage fervente
D’être celui qui vit de sa propre épouvante.
 
Et puis, le doute immense et l’effroi violent
Et la folie, avec ses yeux de marbre blanc.
 
Le fossoyeur, avec terreur,
La tête en proie au son des glas,
Jette sans cesse, à coups de bêche,
Sur son passé, la terre sèche.
 
Il regarde les jours tués — et les présents
Matant chaque sursaut d’avenir frémissant,
 
Tordant, entre leurs mains, dont les doigts bougent,
Goutte à goutte, le sang futur de son cœur rouge,
Mâchant, avec leurs dents, qui broyent et cassent,
La chair de l’avenir pour n’en laisser que la carcasse ;
 
Et lui montrant, en des cercueils emprisonnés,
Ses vœux déjà défunts, bien que non encor nés.
 
Le fossoyeur entend là-bas,
Toujours plus lourd, le son des glas
Tanguer, aux horizons des Nords.
 
Dites ! si les cloches hallucinantes
Interrompaient, un jour, leurs angoisses sonnantes,
Si le cortège illimité des morts
N’encombrait plus les grand-routes de ses remords !
 
Mais les bières — avec des pleurs et des prières — 
Immensément, suivent les bières,
Faisant halte, près des calvaires,
Pour aussitôt reprendre, à dos d’hommes, sur des civières,
Leur marche uniforme et morne,
Au long des champs, au long des clos, au long des bornes,
Au long de l’inconnu d’où l’effroi corne.
 
Et le vieil homme usé et sans appui,
Les regardant venir de l’infini vers lui,
N’a d’autre lot que de cacher, sous terre,
Sa mort multiple et fragmentaire
Et de planter, avec des doigts irrésolus,
— Depuis quels temps ? — il ne sait plus —
À la hâte, des croix dessus.
 

Les Villages illusoires, 1895

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