Marcel Schwob


La Voluptueuse

Terrible, ça, dit la fillette, parce que ça saigne du sang blanc.

Elle incisait avec ses ongles des têtes vertes de pavots. Son petit camarade la regardait paisiblement. Ils avaient joué aux brigands parmi les marronniers, bombardé les roses avec des marrons frais, décapuchonné des glands nouveaux, posé le jeune chat qui miaulait sur les planches de la palissade. Le fond du jardin obscur, où montait un arbre fourchu, avait été l’île de Robinson. Une pomme d’arrosoir avait servi de conque guerrière pour l’attaque des sauvages. Des herbes à tête longue et noire, faites prisonnières, avaient été décapitées. Quelques cétoines bleues et vertes, capturées à la chasse, soulevaient lourdement leurs élytres dans le seau du puits. Ils avaient raviné le sable des allées, à force d’y faire passer des armées, avec des bâtons de parade. Maintenant, ils venaient de donner l’assaut à un tertre herbu de la prairie. Le soleil couchant les enveloppait d’une glorieuse lumière.

Ils s’établirent sur les positions conquises, un peu las, et admirèrent les lointaines brumes cramoisies de l’automne.

— Si j’étais Robinson, dit-il, et toi Vendredi, et s’il y avait une grande plage en bas, nous irions chercher des pieds de cannibales dans le sable.

Elle réfléchit et demanda :

— Est-ce que Robinson battait Vendredi pour se faire obéir ?

— Je ne me rappelle plus, dit-il ; mais ils ont battu les vilains vieux espagnols, et les sauvages du pays de Vendredi.

— Je n’aime pas ces histoires, dit-elle : ce sont des jeux de garçon. Il va faire nuit. Si nous jouions à des contes : nous aurions peur pour de vrai.

— Pour de vrai ?

— Tiens, crois-tu donc que la maison de l’Ogre, avec ses longues dents, ne vient pas tous les soirs au fond du bois ?

Il la considéra et fit claquer ses mâchoires :

— Et quand il a mangé les sept petites princesses, ça a fait gnam, gnam, gnam.

— Non, pas ça, dit-elle ; on ne peut être que l’Ogre ou le Petit Poucet. Personne ne sait le nom des petites princesses. Si tu veux, je vais faire la Belle qui dort dans son château, et tu viendras me réveiller. Il faudra m’embrasser très fort. Les princes embrassent terriblement, tu sais.

Il se sentit timide, et répondit :

— Je crois qu’il est trop tard pour dormir dans l’herbe. La Belle était sur son lit, dans un château entouré d’épines et de fleurs.

— Alors jouons à Barbe-Bleue, dit-elle. Je vais être ta femme et tu me défendras d’entrer dans la petite chambre. Commence : tu viens pour m’épouser. « Monsieur, je ne sais... Vos six femmes ont disparu d’une façon mystérieuse. Il est vrai que vous avez une belle et grande barbe bleue, et que vous demeurez dans un splendide château. Vous ne me ferez pas de mal, jamais, jamais ? »

Elle l’implora du regard.

— Là, maintenant, tu m’as demandée en mariage, et mes parents ont bien voulu. Nous sommes mariés. Donne-moi toutes les clefs. « Et qu’est-ce que c’est que cette jolie toute petite-là ? » Tu vas faire la grosse voix pour me défendre d’ouvrir.

Là, maintenant, tu t’en vas et je désobéis tout de suite. « oh ! L’horreur ! Six femmes assassinées ! » je m’évanouis, et tu arrives pour me soutenir. Voilà. Tu reviens en Barbe-Bleue. Fais la grosse voix. « Monseigneur, voici toutes les clefs que vous m’aviez confiées. » Tu me demandes où est la petite clef. « Monseigneur, je ne sais : je n’y ai pas touché. » Crie. « Monseigneur, pardonnez-moi, la voici : elle était tout au fond de ma poche. »

 

Alors tu vas regarder la clef. Il y avait du sang sur la clef ?

— Oui, dit-il, une tache de sang.

— Je me rappelle, dit-elle. Je l’ai frottée, frottée, mais je n’ai pas pu l’ôter. C’était le sang des six femmes ?

— Des six femmes.

— Il les avait toutes tuées, hein, parce qu’elles entraient dans la petite chambre ? Comment les tuait-il ? Il leur coupait la gorge, et il les suspendait dans le cabinet noir ? Et le sang coulait par leurs pieds jusque sur le plancher ? C’était du sang très rouge, rouge noir, pas comme le sang des pavots quand je les griffe. On vous fait mettre à genoux, pour vous couper la gorge, pas ?

— Je crois qu’il faut se mettre à genoux, dit-il.

— Ça va être très amusant, dit-elle. Mais tu me couperas la gorge comme pour de vrai ?

— Oui, mais, dit-il, Barbe-Bleue n’a pas pu la tuer.

— Ça ne fait rien, dit-elle. Pourquoi Barbe-Bleue n’a-t-il pas coupé la tête de sa femme ?

— Parce que ses frères sont venus.

— Elle avait peur, pas ?

— Très peur.

— Elle criait ?

— Elle appelait sœur Anne.

— Moi, je n’aurais pas crié.

— Oui, mais, dit-il, Barbe-Bleue aurait eu le temps de te tuer. Sœur Anne sur la tour, pour regarder l’herbe qui verdoie. Ses frères, qui étaient des mousquetaires très forts, sont arrivés au grand galop de leurs chevaux.

— Je ne veux pas jouer comme ça, dit la fillette. Ça m’ennuie. Puisque je n’ai pas de sœur Anne, voyons.

Elle se retourna gentiment vers lui :

— Puisque mes frères ne viendront pas, dit-elle, il faut me tuer, mon petit Barbe-Bleue, me tuer bien fort, bien fort !

Elle se mit à genoux. Il saisit ses cheveux, les ramena en avant, et leva la main.

Lente, les yeux clos et les cils frémissants, le coin des lèvres agité par un sourire nerveux, elle tendait le duvet de sa nuque, son cou, et ses épaules voluptueusement rentrées au tranchant cruel du sabre de Barbe-Bleue.

— Ou... ouh ! cria-t-elle, ça va me faire mal !


Le Livre de Monelle, 1894

Commentaire (s)

Mon florilège

(Tоuriste)

(Les textes et les auteurs que vous aurez notés apparaîtront dans cette zone.)

Compte lecteur

Se connecter

Créer un compte

Agora

Évаluations récеntes
☆ ☆ ☆ ☆ ☆

Βаnvillе : À Αdоlphе Gаïffе

Du Ρеrrоn : «Αu bоrd tristеmеnt dоuх dеs еаuх...»

Βlаisе Сеndrаrs

Rоnsаrd : Dе l’Élесtiоn dе sоn Sépulсrе

Νuуsеmеnt : «Lе vаutоur аffаmé qui du viеil Ρrоméthéе...»

Lа Сеppèdе : «Сеpеndаnt lе sоlеil fоurnissаnt sа јоurnéе...»

Τоulеt : «Dаns lе silеnсiеuх аutоmnе...»

Μussеt : À Αlf. Τ. : «Qu’il еst dоuх d’êtrе аu mоndе, еt quеl biеn quе lа viе !...»

Vеrlаinе : «Lа mеr еst plus bеllе...»

Jасоb : Lе Dépаrt

☆ ☆ ☆ ☆

Βаudеlаirе : Unе сhаrоgnе

Lаfоrguе : Lе Sаnglоt univеrsеl

Сrоs : Ρituitе

Jаmmеs : Lа sаllе à mаngеr

Régniеr : Lа Lunе јаunе

Rоdеnbасh : «Αllеluiа ! Сlосhеs dе Ρâquеs !...»

Lаfоrguе : Соmplаintе d’un аutrе dimаnсhе

Vеrlаinе : Lе Dеrniеr Dizаin

Νоël : Visiоn

Cоmmеntaires récеnts

De Сосhоnfuсius sur «Jе vоudrаis êtrе аinsi соmmе un Ρеnthéе...» (Gоdаrd)

De Сосhоnfuсius sur Sаintе (Μаllаrmé)

De Сосhоnfuсius sur «Jе vоguе sur lа mеr, оù mоn âmе сrаintivе...» (Gоmbаud)

De Dаmе dе flаmmе sur Vеrlаinе

De Сurаrе- sur Sur l’Hélènе dе Gustаvе Μоrеаu (Lаfоrguе)

De Dаmе dе flаmmе sur Οisеаuх dе pаssаgе (Riсhеpin)

De Сurаrе- sur «Ιl n’еst riеn dе si bеаu соmmе Саlistе еst bеllе...» (Μаlhеrbе)

De Xi’аn sur Lе Gigоt (Ρоnсhоn)

De Jаdis sur «Lе Sоlеil l’аutrе јоur sе mit еntrе nоus dеuх...» (Rоnsаrd)

De Jаdis sur «Qu’еst-се dе vоtrе viе ? unе bоutеillе mоllе...» (Сhаssignеt)

De Dаmе dе flаmmе sur À sоn lесtеur : «Lе vоilà сеt аutеur qui sаit pinсеr еt rirе...» (Dubоs)

De Yеаts sur Ρаul-Jеаn Τоulеt

De Ιо Kаnааn sur «Μаîtrеssе, quаnd је pеnsе аuх trаvеrsеs d’Αmоur...» (Rоnsаrd)

De Rоzès sur Μédесins (Siсаud)

De Dаmе dе flаmmе sur «Hélаs ! vоiсi lе јоur quе mоn mаîtrе оn еntеrrе...» (Rоnsаrd)

De Jаdis sur «J’аdоrе lа bаnliеuе аvес sеs сhаmps еn friсhе...» (Соppéе)

De Rоzès sur Lе Сhеmin dе sаblе (Siсаud)

De Sеzоr sur «Jе vоudrаis biеn êtrе vеnt quеlquеfоis...» (Durаnt dе lа Βеrgеriе)

De KUΝG Lоuisе sur Villе dе Frаnсе (Régniеr)

De Xi’аn sur Jеhаn Riсtus

De Xi’аn sur «Épоuvаntаblе Νuit, qui tеs сhеvеuх nоirсis...» (Dеspоrtеs)

Plus de commentaires...

Flux RSS...

Ce site

Présеntаtion

Acсuеil

À prоpos

Cоntact

Signaler une errеur

Un pеtit mоt ?

Sоutien

Fаirе un dоn

Librairiе pоétique en lignе