Marcel Schwob


De sa résurrection

Louvette me conduisit par un sillon vert jusqu’à la lisière du champ. La terre s’élevait plus loin, et à l’horizon une ligne brune coupait le ciel. Déjà les nuages enflammés penchaient vers le couchant. À la lueur incertaine du soir, je distinguai de petites ombres errantes.

— Tout à l’heure, dit-elle, nous verrons s’allumer le feu. Et demain, ce sera plus loin. Car ils ne demeurent nulle part. Et ils n’allument qu’un feu en chaque endroit.

— Qui sont-ils ? demandai-je à Louvette.

— On ne sait pas. Ce sont des enfants vêtus de blanc. Il y en a qui sont venus de nos villages. Et d’autres marchent depuis longtemps.

Nous vîmes briller une petite flamme qui dansait sur la hauteur.

— Voilà leur feu, dit Louvette. Maintenant nous pourrons les trouver. Car ils séjournent la nuit où ils ont fait leur foyer, et le jour suivant ils quittent la contrée.

Et quand nous arrivâmes à la crête où brûlait la flamme, nous aperçûmes beaucoup d’enfants blancs autour du feu.

Et parmi eux, semblant leur parler et les guider, je reconnus la petite vendeuse de lampes que j’avais rencontrée autrefois dans la cité noire et pluvieuse.

 

Elle se leva d’entre les enfants, et me dit :

 

— Je ne vends plus les petites lampes menteuses qui s’éteignaient sous la pluie morne.

Car les temps sont venus où le mensonge a pris la place de la vérité, où le travail misérable a péri.

 

Nous avons joué dans la maison de Monelle ; mais les lampes étaient des jouets et la maison un asile.

Monelle est morte ; je suis la même Monelle, et je me suis levée dans la nuit, et les petits sont venus avec moi, et nous irons à travers le monde.

 

Elle se tourna vers Louvette :

— Viens avec nous, dit-elle, et sois heureuse dans le mensonge.

 

Et Louvette courut parmi les enfants et fut vêtue pareillement de blanc.

 

— Nous allons, reprit celle qui nous guidait, et nous mentons à tout venant afin de donner de la joie.

Nos jouets étaient des mensonges, et maintenant les choses sont nos jouets.

Parmi nous, personne ne souffre et personne ne meurt : nous disons que ceux-là s’efforcent de connaître la triste vérité, qui n’existe nullement. Ceux qui veulent connaître la vérité s’écartent et nous abandonnent.

Au contraire, nous n’avons aucune foi dans les vérités du monde ; car elles conduisent à la tristesse.

Et nous voulons mener nos enfants vers la joie.

Maintenant les grandes personnes pourront venir vers nous, et nous leur enseignerons l’ignorance et l’illusion.

Nous leur montrerons les petites fleurs des champs, telles qu’ils ne les ont point vues ; car chacune est nouvelle.

Et nous nous étonnerons de tout pays que nous verrons ; car tout pays est nouveau.

Il n’y a point de ressemblances en ce monde, et il n’y a point de souvenirs pour nous.

Tout change sans cesse, et nous nous sommes accoutumés au changement.

Voilà pourquoi nous allumons un feu chaque soir dans un endroit différent ; et autour du feu nous inventons pour le plaisir de l’instant les histoires des pygmées et des poupées vivantes.

Et quand la flamme s’est éteinte, un autre mensonge nous saisit ; et nous sommes joyeux de nous en étonner.

Et le matin nous ne connaissons plus nos visages : car peut-être que les uns ont désiré apprendre la vérité et les autres ne se souviennent plus que du mensonge de la veille.

Ainsi nous passons à travers les contrées, et on vient vers nous en foule et ceux qui nous suivent deviennent heureux.

Alors que nous vivions dans la ville, on nous contraignait au même travail, et nous aimions les mêmes personnes ; et le même travail nous lassait, et nous nous désolions de voir les personnes que nous aimions souffrir et mourir.

Et notre erreur était de nous arrêter ainsi dans la vie, et, restant immobiles, de regarder couler toutes choses, ou d’essayer d’arrêter la vie et de nous construire une demeure éternelle parmi les ruines flottantes.

Mais les petites lampes menteuses nous ont éclairé le chemin du bonheur.

Les hommes cherchent leur joie dans le souvenir, et résistent à l’existence, et s’enorgueillissent de la vérité du monde, qui n’est plus vraie, étant devenue vérité.

Ils s’affligent de la mort, qui n’est pourtant que l’image de leur science et de leurs lois immuables ; ils se désolent d’avoir mal choisi dans l’avenir qu’ils ont calculé suivant des vérités passées, où ils choisissent avec des désirs passés.

Pour nous, tout désir est nouveau et nous ne désirons que le moment menteur ; tout souvenir est vrai, et nous avons renoncé à connaître la vérité.

Et nous regardons le travail comme funeste, puisqu’il arrête notre vie et la rend semblable à elle-même.

Et toute habitude nous est pernicieuse ; car elle nous empêche de nous offrir entièrement aux mensonges nouveaux.

Telles furent les paroles de celle qui nous guidait.

Et je suppliai Louvette de revenir avec moi chez ses parents ; mais je vis bien dans ses yeux qu’elle ne me reconnaissait plus.

 

Toute la nuit, je vécus dans un univers de songes et de mensonges et j’essayai d’apprendre l’ignorance et l’illusion et l’étonnement de l’enfant nouveau-né.

Puis les petites flammes dansantes s’affaissèrent.

Alors, dans la triste nuit, j’aperçus des enfants candides qui pleuraient, n’ayant pas encore perdu la mémoire.

Et d’autres furent pris soudainement par la frénésie du travail, et ils coupaient des épis et les liaient en gerbes dans l’ombre.

Et d’autres, ayant voulu connaître la vérité, tournèrent leurs petites figures pâles vers les cendres froides, et moururent frissonnants dans leurs robes blanches.

 

Mais quand le ciel rose palpita, celle qui nous guidait se leva et ne se souvint pas de nous, ni de ceux qui avaient voulu connaître la vérité, et elle se mit en marche, et beaucoup d’enfants blancs la suivirent.

Et leur bande était joyeuse et ils riaient doucement de toutes choses.

Et lorsque le soir arriva, ils bâtirent de nouveau leur feu de paille.

Et de nouveau les flammes s’abaissèrent, et vers le milieu de la nuit les cendres devinrent froides.

 

Alors Louvette se souvint, et elle préféra aimer et souffrir, et elle vint près de moi avec sa robe blanche, et nous nous enfuîmes tous deux à travers la campagne.


Le Livre de Monelle, 1894

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