Saint-Pol-RouxÀ Coecilian.
Bruxelles, avenue des Villas, 4 avril 1895.
Une petite croix de bois noir sur laquelle lammasabacthanise un christ de plomb append au mur de la chambre familiale. Miroir salutaire où s’amendent, aux heures malignes, mes laideurs morales, ce Jésus nous a de Paris suivis en exil entre le savon et la poudre de riz ; on y tient comme à un brin de patrimoine ; et puis, alors que mon fils cadet Lorédan n’aime encore que son biberon brandi en sein arraché à une amazone qui serait de verre, Coecilian, son frère, de deux ans plus âgé, s’est pris d’amitié pour l’icône qu’il traite en poupée. Afin de prévenir ses pleurs, à la longue il m’a fallu décrocher le crucifix et le confier à Coecilian, qui le dorlote avec des histoires, le mouche, l’enjuponne de chiffon, l’installe dans sa minuscule charrette de sapin pour un tour au jardin où saigne la groseille et lui demande : « as-tu bobo ? » quand, au détour prompt de l’allée de graviers, le convoi bascule et tombe — hélas, plus de trois fois ! Tout à l’heure un incident tragique. La chère image, Lian l’a par mégarde laissé choir du rez-de-chaussée aux offices du sous-sol, par la cage de l’escalier. Je bondis vers les cris puérils. La croix en deux, le christ décloué et tordu, le joujou sacré gît sur les dalles, en bas, parmi le trop-plein d’eau boueuse repoussée de la buanderie dans le couloir par le balai à serpillière. — « Petit Zésus bobo ! » brame le désespéré manneke. Le consoler, comment ? — « Guéris-le, papa, guéris-le vite ! » Je descends recueillir l’auguste désastre et m’apprête à le réparer de mon mieux. Approvisionné d’une éponge, de clous de tapissier, d’un marteau, d’un canif, me voici travaillant sous la giboulée de mon fils anxieusement penché sur moi. D’abord je rétablis le malléable dieu recroquevillé en scarabée foudroyé, j’étire les bras et les jambes, je repenche la tête historiquement, puis je lave le divin visage et, comme la plaie du flanc est gavée de boue, j’ôte la menue motte avec la pointe du canif. Maintenant je cloue. — « Tloue bien, papa, tloue bien ! » Le moindre jappement du marteau provoque un hoquet d’allégresse dans la gorge de Lian qui me passe, un à un, les clous légendaires. Là, vraiment, j’applique à recrucifier le Sauveur une maîtrise dont je m’ignorais capable, aussi bien présumè-je une telle science innée à l’homme et ne suis-je pas éloigné d’accorder à chacun le talent de savoir, à ses heures et sans apprentissage, « tourmenter le divin », puisque moi-même, poète inhabile, je me découvre inopinément des doigts dont on dit qu’ils sont de fée. Les paumes nazaréennes sont reclouées mieux que dans le temps ; quant aux pieds réunis, le travail est à ce point parfait qu’on croirait y être et que cela tire à mon naïf complice des fusées d’admiration. En outre je crois bien — hallucination ? — que, à chaque coup, là-haut soupirait la Mère aux Sept Douleurs. Oh ! le spectacle fut aussi complet qu’au Calvaire ! Nul détail omis, pas même les jurons jaillis de la fatigue — est-il en effet rien de plus pénible que les besognes délicates, disons de réduction ? — et certes j’ai blasphémé comme un centurion de César. L’atavisme enchaîne la vie et, sans doute, les hommes, eûmes-nous chacun quelque ascendant au Golgotha. On a ça dans le sang. Ne crucifie-t-on pas la Beauté tous les jours ? Et l’éternel enfant Humanité s’amuse à ces drames énormes.
La Rose et les épines du chemin, 1901 |
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