Mathurin Régnier


Satire III


 

À Monsieur le Marquis de Cœuvres


Marquis, que dois-je faire en cette incertitude ?
Dois-je, las de courir, me remettre à l’étude,
Lire Homère, Aristote, et, disciple nouveau,
Glaner ce que les Grecs ont de riche et de beau ;
Restes de ces moissons que Ronsard et Desportes
Ont remporté du champ sur leurs épaules fortes ;
Qu’ils ont comme leur propre en leur grange entassé,
Égalant leurs honneurs aux honneurs du passé ?
Ou si continuant à courtiser mon maître,
Je me dois jusqu’au bout d’espérance repaître,
Courtisan morfondu, frénétique et rêveur,
Portrait de la disgrâce et de la défaveur ;
Fuis, sans avoir du bien, troublé de rêverie,
Mourir dessus un coffre en une hostellerie,
En Toscane, en Savoie, ou dans quelque autre lieu,
Sans pouvoir faire paix ou trêve avecque Dieu ?
Sans parler, je t’entends : il faut suivre l’orage ;
Aussi bien on ne peut où choisir avantage ;
Nous vivons à tâtons et, dans ce monde ici,
Souvent avec travail on poursuit du souci ;
Car les dieux courroucés contre la race humaine
Ont mis avec les biens les sueurs et la peine.
Le monde est un berlan où tout est confondu
Tel pense avoir gagné qui souvent a perdu,
Ainsi qu’en une blanque où par hasard on tire,
Et qui voudrait choisir souvent prendrait le pire.
Tout dépend du Destin, qui sans avoir égard
Les faveurs et les biens en ce monde départ.
 
Mais puisqu’il est ainsi que le sort nous emporte,
Qui voudrait se bander contre une loi si forte ?
Suivons donc sa conduite en cet aveuglement.
Qui pèche avec le ciel pèche honorablement.
Car penser s’affranchir c’est une rêverie ;
La liberté par songe en la terre est chérie :
Rien n’est libre en ce monde et chaque homme dépend,
Comtes, princes, sultans, de quelque autre plus grand.
Tous les hommes vivants sont ici bas esclaves,
Mais, suivant ce qu’ils sont, ils diffèrent d’entraves,
Les uns les portent d’or et les autres de fer ;
Mais n’en déplaise aux vieux, ni leur philosopher,
Ni tant de beaux écrits qu’on lit en leurs écoles,
Pour s’affranchir l’esprit ne sont que des paroles.
Au joug nous sommes nés et n’a jamais été
Homme qu’on ait vu vivre en pleine liberté.
 
En vain me retirant enclos en une étude
Penserai-je laisser le joug de servitude ;
Étant serf du désir d’apprendre et de savoir,
Je ne ferais sinon que changer de devoir.
C’est l’arrêt de Nature et personne en ce monde
Ne saurait contrôler sa sagesse profonde.
 
Puis que peut-il servir aux mortels ici bas,
Marquis, d’être savant ou de ne l’être pas,
Si la science pauvre, affreuse et méprisée,
Sert au peuple de fable, aux plus grands de risée ;
Si les gens de latin des sots sont dénigrés
Et si l’on est docteur sans prendre ses degrés ?
Pourvu qu’on soit morguant, qu’on bride sa moustache,
Qu’on frise ses cheveux, qu’on porte un grand panache,
Qu’on parle baragouin et qu’on suive le vent,
En ce temps d’aujourd’hui l’on n’est que trop savant.
 
Du siècle les mignons, fils de la poule blanche,
Retiennent à leur gré la fortune en la manche,
En crédit élevés, ils disposent de tout,
Et n’entreprennent rien qu’ils n’en viennent à bout.
Mais quoi, me diras-tu, il t’en faut autant faire ;
Qui ose a peu souvent la fortune contraire ;
Importune le Louvre et, de jour et de nuit,
Perds pour t’assujettir et la table et le lit ;
Sois entrant, effronté, et sans cesse importune :
En ce temps l’impudence élève la fortune.
 
Il est vrai, mais pourtant je ne suis point d’avis
De dégager mes jours pour les rendre asservis
Et sous un nouvel astre aller, nouveau pilote,
Conduire en autre mer mon navire qui flotte
Entre l’espoir du bien et la peur du danger
De froisser mon attente en ce bord étranger.
 
Car pour dire le vrai c’est un pays étrange,
Où comme un vrai Protée à toute heure on se change,
Où les lois, par respect sages humainement,
Confondent le loyer avec le châtiment
Et pour un même fait, de même intelligence,
L’un est justicié, l’autre aura récompense.
 
Car selon l’intérêt, le crédit ou l’appui,
Le crime se condamne et s’absout aujourd’hui.
Je le dis sans confondre en ces aigres remarques
La clémence du Roi, le miroir des monarques,
Qui plus grand de vertu, de cœur et de renom,
S’est acquis de clément et la gloire et le nom.
 
Or, quant à ton conseil qu’à la cour je m’engage,
Je n’en ai pas l’esprit, non plus que le courage.
Il faut trop de savoir et de civilité,
Et si j’ose en parler trop de subtilité ;
Ce n’est pas mon humeur : je suis mélancolique,
Je ne suis point entrant, ma façon est rustique,
Et le surnom de bon me va-t-on reprochant,
D’autant que je n’ai pas l’esprit d’être méchant.
 
Et puis je ne saurais me forcer ni me feindre ;
Trop libre en volonté je ne me puis contraindre ;
Je ne saurais flatter et ne sais point comment
Il faut se taire accort ou parler faussement.
Bénir les favoris de geste et de paroles,
Parler de leurs aïeux au jour de Cérisoles,
Des hauts faits de leur race, et comme ils ont acquis
Ce titre avec honneur de ducs et de marquis.
 
Je n’ai point tant d’esprit pour tant de menterie,
Et ne puis m’adonner à la cajolerie....
 
Il faut être trop prompt, écrire à tous propos,
Perdre pour un sonnet et sommeil et repos.
Puis ma muse est trop chaste, et j’ai trop de courage,
Je ne puis pour autrui façonner un ouvrage.
Pour moi j’ai de la cour autant comme il m’en faut ;
Le vol de mon dessein ne s’étend point si haut !
De peu je suis content ; encore que mon maître,
S’il lui plaisait un jour mon travail reconnaître,
Peut autant qu’autre prince, et a trop de moyen
D’élever ma fortune et me faire du bien.
Ainsi que sa nature à la vertu facile
Promet que mon labeur ne doit être inutile,
Et qu’il doit quelque jour, malgré le sort cuisant,
Mon service honorer d’un honnête présent ;
Honnête, et convenable à ma basse fortune,
Qui n’abaye et n’aspire, ainsi que la commune,
Après l’or du Pérou, ni ne tend aux honneurs
Que Rome départit aux vertus des seigneurs.
Que me sert de m’assoir le premier à la table,
Si la faim d’en avoir me rend insatiable,
Et si le faix léger d’une double évêché,
Me rendant moins content, me rend plus empêché ;
Si la gloire et la charge à la peine adonnée
Rend sous l’ambition mon âme infortunée ?
Et quand la servitude a pris l’homme au collet,
J’estime que le prince est moins que son valet.
C’est pourquoi je ne tends à fortune si grande :
Loin de l’ambition, la raison me commande,
Et ne prétends avoir autre chose sinon
Qu’un simple bénéfice et quelque peu de nom,
Afin de pouvoir vivre avec quelque assurance,
Et de m’ôter mon bien que l’on ait conscience.
 
Alors, vraiment heureux, les livres feuilletant,
Je rendrais mon désir et mon esprit content ;
Car sans le revenu l’étude nous abuse,
Et le corps ne se paît aux banquets de la Muse.
Ses mets sont de savoir discourir par raison
Comme l’âme se meut un temps en sa prison,
Et comme délivrée, elle monte, divine,
Au ciel, lien de son être et de son origine ;
Comme le ciel mobile, éternel en son cours,
Fait les siècles, les ans, et les mois et les jours,
Comme aux quatre éléments les matières encloses
Donnent, comme la mort, la vie à toutes choses,
Comme premièrement les hommes dispersés
Furent par l’harmonie en troupes amassés,
Et comme la malice en leur âme glissée,
Troubla de nos aïeux l’innocente pensée,
D’où naquirent les lois, les bourgs et les cités,
Pour servir de gourmette à leurs méchancetés.
Comme ils furent enfin réduits sous un empire,
Et beaucoup d’autres plats qui seraient longs à dire ;
Et quand on en saurait ce que Platon en sait,
Marquis, tu n’en serais plus gras ni plus gras ni plus refait ;
Car c’est une viande en esprit consommée,
Légère à l’estomac ainsi que la fumée.
Sais-tu, pour savoir bien, ce qu’il nous faut savoir ?
C’est s’affiner le goût de connaître et de voir ;
Apprendre dans le monde et lire dans la vie
D’autres secrets plus fins que de philosophie,
Et qu’avec la science il faut un bon esprit.
 
Or, entends à ce point ce qu’un Grec en écrit :
Jadis un loup, dit-il, que la faim époinçonne,
Sortant hors de son fort rencontre une lionne,
Rugissante à l’abord, et qui montrait aux dents
L’insatiable faim qu’elle avait au dedans.
Furieuse, elle approche ; et le loup, qui l’avise,
D’un langage flatteur lui parle et la courtise :
Car ce fut de tout temps que, ployant sous l’effort,
Le petit cède au grand, et le faible au plus fort.
Lui, dis-je, qui craignait que faute d’autre proie
La bête l’attaquât, ses ruses il emploie.
Mais enfin le hasard si bien le secourut,
Qu’un mulet gros et gras à leurs yeux apparut,
Ils cheminent dispos, croyant la table prête,
Et s’approchent tous deux assez près de la bête.
Le loup, qui la connaît, malin et défiant,
Lui regardant aux pieds, lui parlait en riant :
« D’où es-tu, qui es-tu ? quelle est ta nourriture,
Ta race, ta maison, ton maître, ta nature ? »
Le mulet, étonné de ce nouveau discours,
De peur ingénieux, aux ruses eut recours ;
Et, comme les Normands, sans lui répondre voire :
« Compère, ce dit-il, je n’ai point de mémoire ;
Et comme sans esprit ma grand-mère me vit,
Sans m’en dire autre chose au pied me l’écrivit. »
 
Lors il lève la jambe au jarret ramassée,
Et d’un œil innocent il couvrait sa pensée,
Se tenant suspendu sur les pieds en avant.
Le loup qui l’aperçoit se lève de devant,
S’excusant de ne lire avec cette parole,
Que les loups de son temps n’allaient point à l’école.
Quand la chaude lionne, à qui l’ardente faim
Allait précipitant la rage et le dessein,
S’approche, plus savante, en volonté de lire.
Le mulet prend le temps, et du grand coup qu’il tire
Lui enfonce la tête, et d’une autre façon,
Qu’elle ne savait point, lui apprit sa leçon.
 
Alors le loup s’enfuit, voyant la bête morte,
Et de son ignorance ainsi se réconforte :
« N’en déplaise aux docteurs, Cordeliers, Jacobins,
Pardieu, les plus grands clercs ne sont pas les plus fins. »
 

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