Victor de Laprade


La Mort d’un chêne


 
 

I


 
Quand l’homme te frappa de sa lâche cognée,
Ô roi qu’hier le mont portait avec orgueil,
Mon âme, au premier coup, retentit indignée,
Et dans la forêt sainte il se fit un grand deuil.
 
Un murmure éclata sous ses ombres paisibles ;
J’entendis des sanglots et des bruits menaçants ;
Je vis errer des bois les hôtes invisibles,
Pour te défendre, hélas ! contre l’homme impuissants.
 
Tout un peuple effrayé partit de ton feuillage,
Et mille oiseaux chanteurs, troublés dans leurs amours,
Planèrent sur ton front comme un pâle nuage,
Perçant de cris aigus tes gémissements sourds.
 
Le flot triste hésita dans l’urne des fontaines ;
Le haut du mont trembla sous les pins chancelants,
Et l’aquilon roula dans les gorges lointaines
L’écho des grands soupirs arrachés à tes flancs.
 
Ta chute laboura, comme un coup de tonnerre,
Un arpent tout entier sur le sol paternel ;
Et quand son sein meurtri reçut ton corps, la terre
Eut un rugissement terrible et solennel :
 
Car Cybèle t’aimait, toi l’aîné de ses chênes,
Comme un premier enfant que sa mère a nourri ;
Du plus pur de sa sève elle abreuvait tes veines,
Et son front se levait pour te faire un abri.
 
Elle entoura tes pieds d’un long tapis de mousse,
Où toujours en avril elle faisait germer
Pervenche et violette à l’odeur fraîche et douce,
Pour qu’on choisît ton ombre et qu’on y vînt aimer.
 
Toi, sur elle épanchant cette ombre et tes murmures,
Oh ! tu lui payais bien ton tribut filial !
Et chaque automne à flots versait tes feuilles mûres,
Comme un manteau d’hiver, sur le coteau natal.
 
La terre s’enivrait de ta large harmonie ;
Pour parler dans la brise, elle a créé les bois :
Quand elle veut gémir d’une plainte infinie,
Des chênes et des pins elle emprunte la voix.
 
Cybèle t’amenait une immense famille ;
Chaque branche portait son nid ou son essaim :
Abeille, oiseaux, reptile, insecte qui fourmille,
Tous avaient la pâture et l’abri dans ton sein.
 
Ta chute a dispersé tout ce peuple sonore ;
Mille êtres avec toi tombent anéantis ;
À ta place, dans l’air, seuls voltigent encore
Quelques pauvres oiseaux qui cherchent leurs petits.
 
Tes rameaux ont broyé des troncs déjà robustes ;
Autour de toi la mort a fauché largement.
Tu gis sur un monceau de chênes et d’arbustes ;
J’ai vu tes verts cheveux pâlir en un moment.
 
Et ton éternité pourtant me semblait sûre !
La terre te gardait des jours multipliés...
La sève afflue encor par l’horrible blessure
Qui dessécha le tronc séparé de ses pieds.
 
Oh ! ne prodigue plus la sève à ces racines,
Ne verse pas ton sang sur ce fils expiré,
Mère ! garde-le tout pour les plantes voisines :
Le chêne ne boit plus ce breuvage sacré.
 
Dis adieu, pauvre chêne, au printemps qui t’enivre :
Hier, il t’a paré de feuillages nouveaux ;
Tu ne sentiras plus ce bonheur de revivre :
Adieu, les nids d’amour qui peuplaient tes rameaux !
 
Adieu, les noirs essaims bourdonnant sur tes branches,
Le frisson de la feuille aux caresses du vent,
Adieu, les frais tapis de mousse et de pervenches
Où le bruit des baisers t’a réjoui souvent !
 
Ô chêne ! je comprends ta puissante agonie !
Dans sa paix, dans sa force, il est dur de mourir ;
À voir crouler ta tête, au printemps rajeunie,
Je devine, ô géant ! ce que tu dois souffrir.
 
Ainsi jusqu’à ses pieds l’homme t’a fait descendre ;
Son fer a dépecé les rameaux et le tronc ;
Cet être harmonieux sera fumée et cendre,
Et la terre et le vent se le partageront !
 
Mais n’est-il rien de toi qui subsiste et qui dure ?
Où s’en vont ces esprits d’écorce recouverts ?
Et n’est-il de vivant que l’immense nature,
Une au fond, mais s’ornant de mille aspects divers ?
 
Quel qu’il soit, cependant, ma voix bénit ton être
Pour le divin repos qu’à tes pieds j’ai goûté.
Dans un jeune univers, si tu dois y renaître,
Puisses-tu retrouver la force et la beauté !
 
Car j’ai pour les forêts des amours fraternelles ;
Poète vêtu d’ombre, et dans la paix rêvant,
Je vis avec lenteur, triste et calme, et, comme elles,
Je porte haut ma tête, et chante au moindre vent.
 
Je crois le bien au fond de tout ce que j’ignore ;
J’espère malgré tout, mais nul bonheur humain :
Comme un chêne immobile, en mon repos sonore,
J’attends le jour de Dieu qui nous luira demain.
 
En moi de la forêt le calme s’insinue ;
De ses arbres sacrés, dans l’ombre enseveli,
J’apprends la patience aux hommes inconnue,
Et mon cœur apaisé vit d’espoir et d’oubli.
 
Mais l’homme fait la guerre aux forêts pacifiques ;
L’ombrage sur les monts recule chaque jour ;
Rien ne nous restera des asiles mystiques
Où l’âme va cueillir la pensée et l’amour.
 
Prends ton vol, ô mon cœur ! la terre n’a plus d’ombres
Et les oiseaux du ciel, les rêves infinis,
Les blanches visions qui cherchent les lieux sombres,
Bientôt n’auront plus d’arbre où déposer leurs nids.
 
La terre se dépouille et perd ses sanctuaires ;
On chasse des vallons ses hôtes merveilleux.
Les dieux aimaient des bois les temples séculaires,
La hache a fait tomber les chênes et les dieux.
 
Plus d’autels, plus d’ombrage et de paix abritée,
Plus de rites sacrés sous les grands dômes verts !
Nous léguons à nos fils la terre dévastée ;
Car nos pères nous ont légué des cieux déserts.
 
 
 

II


 
Ainsi tu gémissais, poète, ami des chênes,
Toi qui gardes encor le culte des vieux jours.
Tu vois l’homme altéré sans ombre et sans fontaines ;
Va ! l’antique Cybèle enfantera toujours !
 
Lève-toi ! c’est assez pleurer sur ce qui tombe ;
La lyre doit savoir prédire et consoler ;
Quand l’esprit te conduit sur le bord d’une tombe,
De vie et d’avenir c’est pour nous y parler.
 
Crains-tu de voir tarir la sève universelle,
Parce qu’un chêne est mort et qu’il était géant ?
Ô poète ! âme ardente en qui l’amour ruisselle,
Organe de la vie, as-tu peur du néant ?
 
Va ! l’œil qui nous réchauffe a plus d’un jour à luire ;
Le grand semeur a bien des graines à semer.
La nature n’est pas lasse encor de produire :
Car, ton cœur le sait bien, Dieu n’est pas las d’aimer.
 
Tandis que tu gémis sur cet arbre en ruines,
Mille germes là-bas, déposés en secret,
Sous le regard de Dieu, veillent dans ces collines,
Tout prêts à s’élancer en vivante forêt.
 
Nos fils pourront aimer et rêver sous leurs dômes ;
Le poète adorer la nature et chanter :
Dans l’ombreux labyrinthe où tu vois des fantômes,
Un idéal plus pur viendra les visiter.
 
Croissez sur nos débris, croissez, forêts nouvelles !
Sur vos jeunes bourgeons nous verserons nos pleurs ;
D’avance je vous vois, plus fortes et plus belles,
Faire un plus doux ombrage à des hôtes meilleurs.
 
Vous n’abriterez plus de sanglants sacrifices ;
L’âge emporte les dieux ennemis de la paix.
Aux chants, aux jeux sacrés, vos séjours sont propices ;
Votre mousse aux loisirs offre des lits épais.
 
Ne penche plus ton front sur les choses qui meurent ;
Tourne au levant tes yeux, ton cœur à l’avenir.
Les arbres sont tombés, mais les germes demeurent ;
Tends sur ceux qui naîtront tes bras pour les bénir.
 
Poète aux longs regards, vois les races futures,
Vois ces bois merveilleux à l’horizon éclos ;
Dans ton sein prophétique écoute les murmures ,
Écoute ! au lieu d’un bruit de fer et de sanglots,
 
Sur des coteaux baignés par des clartés sereines,
Où des peuples joyeux semblent se reposer,
Sous les chênes émus, les hêtres et les frênes,
On dirait qu’on entend un immense baiser.
 

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