Le fourmillement des gouttes d’ombre de la neige qui tombe
quand le ciel est une voile qui se bombe ;
la nudité des arbres noirs, les pavés lavés comme des tombes,
les flaques d’eau noires comme des vitraux dans du plomb,
les gouttières aux chants entrecoupés comme ceux des palombes,
des coups de vent, les fusillades de la grêle, le choc des trombes...
La Seine débordée dans la capitale,
son eau comme une plaine tranquille et luisante qui s’étale,
et, dans les rues, des barques sur quoi l’on a chargé des malles ;
les lèvres du fleuve venant lécher les dalles ;
les égouts refoulés, la ville qui s’affaisse et qui dévale ;
voilà ce qu’on a vu et qu’on nous écrit sur des cartes postales
Mais nous, gens des pays pyrénéens,
nous avons échappé à ces malheurs qu’on nous a dépeints.
Nous apprenions par les journaux du matin
que la crue menaçait la vie des citadins.
Comme Lucrèce nous nous félicitions d’être bien loin.
Et nous avons écrit les vers suivants en des jours froids, mais sereins
*
En poussant un grand cri, le héron gris s’enlève de la berge glacée.
Au delà du gave le soleil semble étendre des œufs cassés.
Le canard dont la tête luit comme de l’acier
vogue sur quelque flaque que le dégel a brisée.
On entend ce bruit qui geint des glaces froissées.
Les arbres secs de la rive étincellent, cristallisés.
Le héron gris se perche au sommet d’un arbre de la rive.
Aussitôt que posé, voici qu’un autre héron arrive
et vole autour du premier qui repart. Et ils suivent
l’un à la suite de l’autre la même route vers la colline.
Ils tracent du silence dans les cieux où l’œil les devine
quand ils s’y sont fondus comme deux vapeurs fines.
Le givre soude au sol élastique les pierres,
et le sol grésille sous mes lourds souliers.
Les grives filent rapidement de lierre en lierre.
Ici, une poule d’eau s’envole, les pattes pendantes à son derrière.
Là, un merle piaule et secoue un buisson de mûriers.
Plus loin, une bécassine en buvant ride une cressonnière.
Je tire la bécassine et la manque. Et, traversant sur un gué,
je rejoins la grand-route où l’on entend claquer
en larges gouttes le brouillard qui tombe des platanes décortiqués
Mon fusil sur l’épaule, je siffle ma chienne aux jambes arquées.
Et, poursuivant sur la route, je commence de voir bouger
une tache noire qui vient vers moi et que bientôt je peux distinguer.
C’est un prêtre que je connais et que j’estime de tout mon cœur.
Il va, je pense, voir quelque malade. — De si bonne heure ?
Et où allez-vous donc, abbé ? Il va porter Notre-Seigneur
à un vieux paysan qui dans une chaumière se meurt.
La chaumière est celle qui est sur la hauteur,
à droite d’une vigne dont on aperçoit les tuteurs.
Nous marchons, le prêtre et moi, assez silencieux.
C’est ainsi que jadis les pauvres pèlerins soucieux
qui allaient à Emmaüs firent route avec Dieu.
Lui, Dieu, leur parlait de la Terre et des Cieux
en mots très simples et doucement affectueux.
Ils s’arrêtèrent devant l’auberge avec le Voyageur mystérieux.
Celui qui est éternel, chaque jour est présent.
Le voici avec nous comme jadis, aussi simple, aussi aimant.
Il marche dans cette campagne qu’il crée continuellement.
Voici cet oiseau qu’il connaît et cette herbe et ces passants.
Il sait qu’un lièvre se cache là. Il sait ce que mon cœur ressent.
Et il sait qu’il s’en va nourrir là-haut un agonisant.
Laissant le prêtre et Dieu monter sur la colline,
je prends à travers bois. Et du givre en poussière fine
se pose sur ma veste quand je lutte avec les halliers d’épines.
La ronce rouge, avant de céder, me retient et m’égratigne.
J’entends couper du bois, une branche craque et s’incline,
J’approche et je reconnais le maître d’une ferme voisine.
Redescendant du chêne rugueux qu’il émondait,
le voici parmi les débris odorants, et qui aussi me reconnaît.
Nous nous tendons la main. Il remet son béret.
Et nous causons un peu de tout, du blé qui pointe et du froid qu’il fait,
Et je lui raconte que tout à l’heure j’ai rencontré l’abbé
qui allait là-haut voir un malade à toute extrémité.
Ce paysan me dit : « Oui, le pauvre, il meurt tout seul, là-haut.
J’ai été le voir hier. C’est pitié. Il est si seul qu’il lui faut
aller remplir lui-même à la cruche son écuelle d’eau,
et il coupe un peu de pain avec son couteau.
C’est moi qui ai dit au prêtre : Il faut aller chez Jean Dufau.
Il ne veut voir personne, il est comme un sauvage sur son coteau.
Et le coupeur de bois se lamente sur la vie
du pauvre homme, dans cette chaumière que troue la pluie ;
dans cette chaumière au sol de terre bosselé et durci ;
dans cette chaumière qui est à moitié démolie ;
dans cette chaumière dont on peut se demander aujourd’hui
comment le maître n’est pas mort de froid dans son lit.
*
Il y a quarante ans, comme aujourd’hui, un jour d’hiver :
Déjà de beaux hérons passaient dans le ciel de fer ;
déjà la lumière des bois frappait les miroirs des houx toujours verts ;
déjà quelque chasseur traquait la bécasse sous les couverts ;
déjà quelque bûcheron foulait des copeaux au parfum amer ;
déjà quelque homme se mourait sur quelque coteau désert.
Jean Dufau pêchait la truite dans la saligue.
Il regardait là-bas la coulée huileuse de la digue.
Il entendait le bruit des casseurs de pierre sur la rive.
Et, autour de lui, la vie de l’hiver était brillante et vive,
brillante comme le givre et vive autant que la truite.
Et Jean Dufau, comme s’il avait bu du vin, se sentit ivre.
On le tenait pour un idiot, il avait vingt-six ans.
On le tenait pour un incapable parmi les paysans :
à peine bon pour les plus grossiers travaux des champs.
Il n’était entendu qu’à ce métier de fainéant :
déployer l’épervier sur les poissons agiles comme les torrents
ou tendre au lièvre le lacet de laiton où il se pend.
On voyait parfois Jean Dufau, furtif comme une ombre qui passe,
un sac sur l’épaule, les mains aux poches, la tête basse.
Son regard creusait l’ombre où le garde-pêche se cache.
On écoute le moindre bruit. C’est une branche qui se casse,
un rat qui ronge les roseaux, une loutre qui chasse,
le froissement que fait en travaillant la glace.
Il rapportait chez lui non seulement des poissons,
mais encore tout ce que son cœur de pauvre garçon
avait pu recueillir de lumière, d’odeurs et de chansons :
les gerbes de soleil, le poivre des menthes et des cressons,
la voix rauque des geais, le piaulement des pinsons,
le poème qu’inscrit, tour à tour, chaque saison.
Et ce jour-là, ce jour d’hiver, ce jour d’acier et d’azur,
Jean Dufau ressentait plus que jamais la nature.
Le pauvre ouvrait son âme au ciel, et sur sa figure
on voyait ces rayons dont un génie obscur
marque l’homme qui rêve et qui rendent moins dure
l’argile habituellement fruste de la créature.
Jean Dufau était prêt à aimer de tout son cœur.
Même lorsque l’hiver est là dans toute sa rigueur,
l’homme que saisit le frisson venu des profondeurs,
le poète ou le simple, ressent cette vigueur
qui va gonfler l’écorce et qui lui fait entrevoir la fleur
dans je ne sais quelle vague, dansante et lointaine lueur.
Donc, Jean Dufau était prêt à aimer ce jour-là.
Mais il ne savait pas, tandis qu’il déployait le bras
pour lancer comme un coup de fouet sa ligne, il ne savait pas
qu’une enfant de vingt ans qui tricotait un bas
en gardant les vaches dans la saligue au gazon ras,
allait prendre son cœur comme une truite. Il se retourna.
Il se retourna, et, en se retournant, il la vit tout à coup.
Attentive et les pieds joints, elle se tenait debout.
Elle semblait ne voir que ses aiguilles, inclinant le cou.
Elle était blonde et courte et son regard indifférent et doux
ne se leva vers Jean que lorsqu’il dit : « Reculez-vous !
car l’hameçon pourrait vous écorcher la Joue. »
Elle rougit. Et il l’aima. Et il causa longtemps.
Il causa et jamais il n’avait causé autant.
Il dit qu’il faisait froid et qu’il fallait être vaillante
pour garder ce jour-là les vaches, et en tricotant.
Il lui parla, avec son cœur de grand innocent,
de l’eau et des poissons, des oiseaux et du vent.
Et plusieurs jours il revint là pêcher les truites.
Et toujours elle était là tricotant, toujours sérieuse, un peu triste.
Elle n’avait point l’air de s’ennuyer de sa visite.
Elle semblait, par son silence et sa figure attentive,
s’intéresser à ces histoires d’un homme qui, pour vivre,
fuit les sentiers battus et les sages travaux des champs fertiles.
Et, dès lors, ce qu’il se récitait naguère à lui-même
il le lui récita. On est ainsi lorsque l’on aime.
Et il baissait la voix pour parler des empreintes des lièvres dans la neige,
des râteaux à saumons, de toutes sortes de pièges,
des dangers de la crue subite, et des mille manèges
par quoi l’on trompe les gendarmes et les gardes-pêche.
Il s’était demandé d’où l’eau du gave peut venir.
Il y a huit ans, il s’était décidé à partir.
C’était l’hiver, comme à présent. Il était parti sans rien dire.
Et, couchant n’importe où, il avait suivi les rives
plus loin que Pau, plus loin que Lourdes, jusqu’à Pierrefitte.
Mais là il avait eu peur et il était revenu vite.
Il avait vu comme un enfer de neige et d’ombre devant lui.
On lui avait dit : « Le gave prend sa source à Gavarnie,
mais ce n’est que l’été qu’on y va. » L’hiver, la mort y vit.
C’est quelque chose de plus terrible que la nuit.
Et cependant, il n’avait vu que de loin ce ciel démoli,
ces montagnes qui bondissent comme des brebis.
Oh ! Qu’en revenant la plaine d’Orthez lui avait semblé aimable.
Les frères lui avaient abandonné une sorte d’étable,
à condition qu’il renonçât à sa part d’héritage,
une sorte d’étable de chaume, de pierres et de sable.
Là, quatre filets séchaient. Là, son lit et sa table
étaient toujours dressés, tant il était misérable.
Cette bâtisse sur un coteau dominait les taillis.
Chaque matin, Jean pouvait voir le soleil quand il jaillit.
Il jaillissait de quelque encoche des Pyrénées. Et alors le pays
s’allumait comme un grand sourire jusqu’à midi.
Puis le soleil s’abaissait vers la mer et vers la nuit.
Il tombait en Espagne où il y a un lièvre qui n’est pas comme ici.
Jean en avait pris un au lacet l’année dernière.
Il disait tout cela à la jolie métayère.
Et elle l’écoutait, faisant luire ses aiguilles légères.
Et maintenant, au murmure religieux de la rivière
se mêlait le chant d’une âme sauvage et fière
récitant tout l’hiver comme on récite une prière.
L’hiver allait finir comme une belle chose.
Un jour que le soleil se levait ainsi qu’une rose,
la fille qu’aimait Jean devenue soudain morose
lui dit : « Tu n’es qu’un niais. Il faut qu’on me propose
un autre homme que toi pour défaire ma robe,
Tu ne sais raconter que des histoires qui n’ont rien de drôle. »
Alors Jean à jamais fut blessé dans sa vie.
Non point dans son orgueil — il était habitué au mépris —
mais dans sa fierté de sentir son pays incompris
et d’avoir parlé en vain du ciel et du beau héron gris
qui s’enlève de la berge en poussant un grand cri,
quand l’hiver lui refuse à manger et le proscrit.
Et, durant quarante ans, ce souvenir fut toute son existence :
un souvenir amer comme une feuille de menthe.
Il ne se demanda même pas si jamais l’amour recommence.
C’est assez d’une fois que celle qu’on aime mente ;
qu’elle mente en ne répondant pas à ce qu’un cœur lui chante,
lorsque ce cœur est plein de belles choses vivantes.
Durant quarante ans, il ne s’adressa plus qu’à Dieu.
Il Lui offrit tout. Jamais jusqu’à ce qu’il fût malade et vieux
il ne manqua d’aller le Dimanche au Saint-Lieu.
Il y venait de son coteau, par un chemin pierreux.
Et là, en face du Tabernacle, entre ses doigts calleux,
il tournait un chapelet et en appelait en silence à Celui qui est aux Cieux.
Il Lui parlait et il savait qu’il l’entendait.
Il Lui offrait, il Lui rendait tout ce qu’il a fait.
Dieu n’est pas une femme. Ce qu’on Lui donne avec cœur est par Lui accepté.
Et Jean Dufau Lui offrait sa vie fruste avec ses beautés :
la rivière, les bois, les champs, le ciel, la pauvreté,
Ce qu’il avait raconté à une femme, il le Lui racontait.
Et alors Dieu inclinant la tête, comme le disciple Jean,
sur l’épaule voûtée par l’habitude des filets pesants,
baisait le braconnier dans ses cheveux d’argent.
Et ce Jour-là, rentré dans son pauvre logement,
Jean Dufau écoutait avec recueillement
les clochers de tous les sommets environnants.
Mais voici que tant et tant de Dimanches étaient passés,
que, dans ce jour d’hiver, Jean Dufau agonisait.
Ce que m’avait dit le prêtre, ce bûcheron me le redisait.
Je gagnais à pas lents une hauteur boisée.
L’azur semblait compter les branches divisées.
J’apercevais la chaumière que Notre-Seigneur en ce moment bénissait.
Il bénissait la misérable chaumière par sa présence.
Je savais qu’il était là sous ce chaume et sous ces planches,
comme jadis à Bethléem et en hiver et dans l’indigence,
et que Lui-même était la nourriture vivante
du pauvre braconnier, le Pain par quoi Ton entre
de la mort dans la Vie comme on sort d’une chambre.
Tout autour de moi ne s’entendait que le langage que Dieu emploie
pour que les gens Le comprennent et suivent Sa Loi.
La moindre chose, le moindre fait nous parlent tout bas.
Et le sage répond à Dieu : « Puisqu’il fait froid
c’est la saison de s’en aller couper du bois ;
puisqu’il fait chaud, aiguisons la faux sous quoi le blé tombera ».
Et je me disais, en contemplant du haut du coteau cette chaumière
À mon tour je me coucherai comme ce pauvre hère,
je me coucherai. Et cette fois ce sera la dernière.
Je recevrai le Seigneur. J’élèverai vers Lui ma prière.
Et, si c’est en hiver comme aujourd’hui; que je sente, ô mon Père,
mon cœur plein de ce soleil qui accourt au devant des primevères.