Fragment : Scène première

Le chœur est formé de douze jeunes filles vêtues de longues robes d’azur clair. Elles sont placées en demi-cercle devant une fontaine qui coule. Chacune a posé sa cruche à terre.
Auprès, une maison paysanne d’un étage, dans un jardin. Des géraniums d’une couleur de brique ardente en incendient le petit perron qui aboutit à une porte d’un vert cru. De la glycine rampe sur la muraille, auprès de courges.
PREMIERE JEUNE FILLE
La maison est si fraîche, au milieu du soleil,
qu’on dirait qu’elle s’est baignée.
Les ronces sont encor trempées par l’arc-en-ciel
des lourdes toiles d’araignée.
Le jardin sait unir l’agréable à l’utile :
le long lys de la Fête-Dieu
parfume la laitue qui blanchit sous la tuile.
Sur le seringa mielleux,
une fauvette-à-tête-noire dit des choses
qui signifient que le matin
se lève. À l’horizon, au-dessus de la rose
qui touche le bout de mon sein,
on voit une colline. Et, sur cette colline,
les arbres de la fin de Mai,
disposés en bouquets luisants d’écorce fine,
roulent ainsi que des fumées.
La montagne ébréchée ébrèche le soleil
qui frappe la boule de pierre
du potager tremblant où les mouches à miel
pompent le fenouil et le lierre.
Les gourdes mûriront au-dessus de la porte
afin que, la moisson venue,
les faucheurs retroussant la fille la plus forte
inondent de vin sa chair nue.
La vie est large et douce. Ainsi que cette blonde,
lourde, rose et gourmande fille,
qui offre à ces faucheurs la lisse, la profonde
corbeille de sa chair qui brille,
la vie offre aujourd’hui, dans les larges paniers
des collines et des montagnes,
des fruits beaux et pesants où viendra se coller
la bouche en feu de mes compagnes.
DEUXIÈME JEUNE FILLE
Qui donc habite là, dans cette métairie ?
TROISIÈME JEUNE FILLE
Un jeune homme, Denis, et sa femme Lucie.
PREMIÈRE JEUNE FILLE
Ils s’éveillent. Leurs lèvres toutes pleines d’aube,
par jeu, se donnent, se dérobent.
Elles se font, afin d’être plus caressantes,
plus molles que des fleurs trempantes.
Mes amies, je suis vierge. Une de vous sait-elle
quelle est donc cette joie si belle
qui fait s’entrefermer ainsi que sur du miel
les ailes des bouches du ciel ?
QUATRIEME JEUNE FILLE, souriant :
Nous ne le savons pas. Nous n’avons pas franchi
en tremblant le seuil bienheureux,
et nous n’avons pas fait ce geste qui rougit
de croiser nos bras sur nos yeux,
afin que tout à coup ces bras se désenlacent
pour amener d’un geste prompt
où finit la pudeur et continue la grâce
le bien-aimé vers notre front.
PREMIÈRE JEUNE FILLE
... Tout est calme dans leur simple chambre. L’enfant
est dans son berceau, près du lit,
de manière qu’en étendant la main Lucie
peut atteindre à l’osier grinçant.
DEUXIÈME JEUNE FILLE
Là-bas, sur les lacets des chemins où la mousse
verdit le pied des cognassiers,
des enfants ont grimpé dans le vieux cerisier
pour cueillir ses boules si douces.
D’autres enfants, portant dans de rudes serviettes
le beurre qui sue fraîchement,
vont le vendre. Le ciel bleu s’ouvre. L’on entend
coasser aux haies les rainettes.

Une enfant blonde, un panier au bras, frappe à la porte de la maison champêtre. Cette enfant est chaussée de bas violets et de sabots vernis qui reflètent le ciel. Un foulard couleur de groseille retombe en double-pointe sur ses épaules. Sa bouche s’entrouve comme un abricot.
L’ENFANT, appelant :
Voici le déjeuner : le beurre et les cerises.

Au-dessus de la glycine et des courges s’ouvrent les volets d’une chambre. Lucie apparaît, les bras nus, décoiffée et se frottant les yeux. Elle est blonde, jolie et un peu forte.
PREMIÈRE JEUNE FILLE
La joue de la cerise a rougi sous la brise
qui avait caressé le foin.
DEUXIÈME JEUNE FILLE
On a posé le beurre à l’ombre des cytises :
Il est blanc comme le jasmin.
PREMIÈRE JEUNE FILLE
Entrons dans la maison ainsi que des abeilles
encor tout empêtrées de fleurs.
Prenons le pain, la nappe, l’eau et, sous la treille,
dressons la table, ô chères sœurs !
Voici le trouble azur de la carafe épaisse,
la nappe rude que fila
la vieillarde accroupie dans la noirceur que laisse
le soleil s’écrouler du toit.
Ô noyer odorant ! dont les feuilles suantes
pleuvent de l’ombre sur les puits,
cette ombre si glacée qu’on la dit malfaisante
pour l’agriculteur, à midi,
alors que, harassé, il s’étend dessous elle...
Ô noyer odorant ! Ô frais
noyer qui marque l’heure au cadran des margelles,
apprends-nous donc l’heure qu’il est,
alors que la fauvette à tue-tête s’appelle ?
DEUXIÈME JEUNE FILLE
Il n’est point d’heure, mon amie,
quand coule le bonheur de deux êtres fidèles
dans une pauvre métairie.
TROISIÈME JEUNE FILLE
Ils ont dormi l’un contre l’autre. La cerise
est charmante et lisse. Pas moins
ne l’est Lucie bercée par Denis qui l’a prise
comme un fruit blanc à pleines mains.
QUATRIÈME JEUNE FILLE
Que fait Denis ? On dit qu’il chante, mais jamais
je n’entendis cette chanson
dont on dit qu’il a pu si tendrement gagner
celle qui vit dans sa maison.
TROISIÈME JEUNE FILLE
Il est vrai, c’est un chant assez silencieux,
et c’est presque le chant des choses.
Denis, assure-t-on, hante un monde de dieux
et de sphinx couronnés de roses.
Lui-même est un silène. On le voit au jardin
veiller au légume, à la treille.
Il excelle à tromper avec des cadres feints
l’odorant soleil des abeilles.
Il est de ceux qui voient les parfums. Et il sent
les couleurs. Et il s’intéresse
au scarabée cornu, au hérisson piquant
et aux plantes des doctoresses.
Mais le voici, avec sa figure camuse
et son sourire de Sylvain,
fatigué par l’amour bien plus que par les muses
qui aiment son cœur incertain.

Denis sort de la maison, puis Lucie. Ils s’asseyent à la table qu’ont dressée les jeunes filles qui, maintenant, se dispersent vers les haies diaprées d’où s’écroulent des roses de Bengale humides. Le sombre laurier luit. Les brides de velours noir du large chapeau de Lucie se nouent à ses joues d’abricot. Ils causent.
LUCIE
... Oui, certes, mon ami, et, quoique je ne voie
tout ce que vous voyez au verger ou au bois,
les sylvains le piller, les nymphes y dormir,
je vous aime et me plais ainsi de vous servir :
Étendre la lessive au-dessus de la haie,
et enfourner de la farine où j’ai plongé
mes bras nus jusqu’au coude afin de la pétrir,
c’est par simple devoir que j’aime à l’accomplir.
DENIS
Moi, mon amie, je ne saurais songer au blé,
sans que la Fête-Dieu, coiffée d’épis dorés,
ne m’apparaisse, et chante, et foule dans la rue
l’âcre et poignante odeur de ses verdures crues.
Je ne pourrais rêver de vos lessives blanches
sans que Nausicaa, accroupie sous les branches,
ne fasse que j’entende à sa luisante épaule
l’eau qui glousse en glissant et qui lisse les saules.
LUCIE
Tout vous devient charmant. Si je vous aime ainsi,
c’est que vous différez de mon esprit rassis.
Mais si toujours l’image à vos yeux est suivie
d’une image, peut-on vous demander, ami,
à quoi vous pensez bien quand je suis dans vos bras ?
Je souris, vous voyez, mais ne vous fâchez pas.
À quoi songez-vous donc lorsque vous me tenez ?
DENIS
À l’immense moisson sous un ciel de bluet.

Ils sortent.
Le chœur réapparaît dans le fond, à niveau de la paix des champs.
PREMIÈRE JEUNE FILLE
Il la compare à la moisson, à la féconde
moisson des blés, à la moisson
qui respire en dormant comme une femme blonde
dans le calme de la maison.
Ainsi : que les faucheurs apprennent cette chose,
et la répètent aux faucheurs :
que quand, lassés, le soir enfin venu, ils posent
le menton sur des seins en fleurs,
c’est la plaine voûtée sous l’azur qu’ils fécondent,
Cérès aux joues poudrées de son
qui est une faucheuse avec des hanches rondes
qui rit au-dessus des sillons.
Le cœur du jour, mes sœurs, dans la matinée brûle,
le soleil cuit les hauts anis.
On entend murmurer la sombre canicule
au dôme des bois épaissis.
