Francis Jammes

Le Deuil des primevères, 1901


Élégie seconde


 
 

I


 
Les fleurs vont de nouveau luire au soleil pour moi.
Il semble que mon âme sorte d’un pays noir.
Trouverai-je la consolation sous les arbres ?
 
Ma pipe est allumée comme à l’adolescence,
ma pipe est allumée dans le bruit de la pluie,
et je songe à des journées d’anciens printemps.
 
Des souvenirs chéris plus doux que des mélisses
habitent dans mon cœur joyeux et pourtant triste,
pareil à un jardin rempli de jeunes filles.
 
Car j’aime comparer à de très jeunes filles
mes pensées qui ont la courbe de leurs jambes craintives
et l’effarouchement moqueur d’éclats de rire.
 
Seules les jeunes filles ne m’ennuyèrent jamais :
Vous savez qu’elles vont, d’on ne sait quoi, causer
le long des tremblements de pluie des églantiers.
 
Et moi, je ne sais pas ce que mes pensées pensent.
J’aurais dû naître un jour calme des grandes vacances,
lorsque les framboisiers ont des cousines blanches.
 
Je ne sais pas pourquoi j’ai traversé la vie,
ni pourquoi, aujourd’hui, après ces grands ennuis,
je ressonge à des soirs d’amour cachés de pluie.
 
Mon enfance est là-bas dans un petit parterre,
ma jeunesse un amour d’automne gris et vert,
et le reste sera l’yeuse du cimetière.
 
Peut-être que si Dieu ne m’a point fait mourir,
c’est qu’il s’est souvenu de toi, toute petite,
qui soignes, en m’attendant, tes jolis canaris.
 
 
 

II


 
Oh ! viens... (comme disaient les anciens poètes),
oh ! viens... Que ton petit cœur me donne le bras.
Tu verras, au village obscur, de vieux lilas
aux fleurs jeunes comme tes mouvements de tête.
Et si tu n’as pas vu le soleil qui se couche
sur la buée de bleu qui tremble sur les chênes,
tu sentiras brûler ce soleil sur ta bouche.
 
Si tu n’as pas vu l’aube douce qui brode la nuit
et qui allume, au bord des mares, les angéliques,
je t’indiquerai l’aube en te fermant les yeux
avec un baiser long comme l’aube elle-même.
Et ton cœur sera plein d’un jour blanc qui se lève,
car je te poserai de l’aube sur les lèvres.
 
Et si tu n’as pas vu ce joli sentiment
que Zénaïde Fleuriot a nommé l’amour,
je te l’expliquerai lentement, lentement,
comme si tu hissais ta bouche vers ma bouche,
avec tes genoux ronds pressés à mes genoux.
Alors, tu verras ce sentiment qui est l’amour,
que l’on cache beaucoup et dont on parle tant.
 
Pourquoi suis-je si jeune, pourquoi dans mon cœur frais
y a-t-il comme un frisson de soir aux noisetiers ?
Je suis fou. Je te veux sur le bleu des pelouses,
vers sept heures, lorsque la lune au haut du ciel
pleut sa lumière humide au front des vaches rousses
dont la corne porte encore un morceau de soleil.
 
Dis ?... Toi que j’ai connue toute toute petite,
je refais tout mon rêve avec je ne sais quoi ?...
Je veux te battre avec des fruits de clématites,
je veux sentir ta gorge en calice de lys,
et écouter le cri de ton éclat de rire
monter vers mes baisers qui grêleront sur toi.
 
N’aie pas peur : Nous prendrons de vieilles poésies,
des choses entendues qui se sont confondues,
des mots qui ne sont plus qu’une musique obscure.
Et le soir glissera dans le jour qui vacille
dans la cuisine obscure où semble encore assise
une servante morte au sourire docile.
 
Les fleurs ont éclaté en face du soleil.
Les chiens aboient et les volets sur les glycines
s’ouvrent dans un fouillis de feuilles en sommeil.
Tu désengourdiras ton bras lisse qui glisse,
et nos yeux fatigués ne verront sur la plaine
qu’un tournoiement d’amour sous l’eau de l’azur clair.
 
Tu auras peur, n’est-ce pas, que, tout à coup, je ne souffre ?...
Ne m’interroge pas. Je ne veux pas te dire.
Ne sache pas pourquoi j’ai parlé de bien d’autres.
Je n’aime plus que toi puisque j’entends les grives
qui arrivent du Nord mordre à l’Automne rouge
dont les vents sont amers ainsi que des olives.
 
Ne sois pas curieuse et, si tu sais m’aimer,
laisse ton doux silence emplir mon cœur amer.
Si nous nous promenons, écoute donc, songeuse,
comme si tu l’entendais pour la première fois,
le bruit continuel, sec et brisé des feuilles
qui tombent en tournant sur les débris des bois.
 
Ne pense plus à moi, ne pense plus à moi.
Il y avait un nom doux « qui rappelait l’Automne ».
Ô mon amie, je t’aime. Mais ne demande pas...
Vois ce colchique clair et ce champignon rose.
Tes pieds légers seront sur les mousses d’aurore
où luisent les grains purs de la ronde rosée.
 
— Ami, dis-moi ?... — Ne me dis rien puisque je t’aime.
Je ne veux pas savoir ce que je sais. Tais-toi.
Le temps où tu étais plus petite, où le toit
de ta maison chantait sous l’averse de Mai,
ce temps revient encore. Aime-moi. Aime-moi.
 
— Mais dis-moi seulement si elle existe encore
la femme dont le nom te rappelle l’Automne ?
— Ne me fais pas parler, ô ma petite abeille.
— Mais ne l’aimes-tu plus ? — Souviens-toi de la Vierge
qui était dans une niche, à l’angle du quartier ?
Sa ceinture était bleue et ses deux mains brisées.
 
C’était l’époque douce où, aux Dimanches soirs,
la grand-ville éclatait de légères fanfares.
Des pions reconduisaient des lycéens bizarres.
Sur les squares flottait un parfum d’encensoirs.
Tu ramenais ton jeune frère à la maison.
Tu lui donnais ta main fine, veinée et pâle,
et tes yeux noirs bridés battaient légèrement.
 
Ah !... Je resonge à toi. Es-tu toi ou une autre ?
Les caresses semées ont fleuri dans mon cœur.
Je le sens, aujourd’hui, pareil à cette époque.
Des passe-roses bleus sont nés de ma douleur.
Tu n’as, si tu les veux, qu’à étendre la main.
Donne-leur un peu d’eau. Ils reprendront demain.
 
 
 

III


 
Et j’ai songé à toi, encore, ce matin.
J’ai regardé les humbles labiées violettes.
C’est l’Automne, et pourtant ce semble un moi de Mai.
Le lierre me sourit. Et, dans ce vieux jardin,
je suis bien le jeune homme un peu antique et tendre
qui lisait, au soleil du réveil, dans sa chambre,
la vieille botanique où brûlaient des dessins.
 
Si tu veux accepter telle qu’elle est mon âme :
Viens la chercher, par un soir vert, sous les tilleuls.
Le jour est revenu où, au petit village,
un soir pluvieux d’été, je voyais, triste et seul,
passer la procession faite pour écarter
les inondations qui dormaient sur les prés.
 
Oui, je reviens, amie, à l’enfance si douce.
Mon âme est pure ainsi que l’âme la plus pure,
ainsi que la lueur qui argente tes joues,
ainsi que la lumière au tremblement d’azur
qui, dans la blanche allée, allume vers onze heures
la rose noire épaisse et les iris qui pleurent.
 
Mon sommeil est plus pur que les nuits romantiques.
Tendresse, je veux fiancer ton cœur aux nuits légères,
au Printemps de six jours où la nuit s’interpelle,
où le jour ne peut pas finir et où l’appel
perdu du rossignol emplit d’une joie triste
les lilas qui voudraient et ne peuvent mourir.
 
Mais, avant de me retrouver, ma fantaisie
est que tu ailles, doucement, de chambre en chambre,
parler aux vieux objets qui te diront ma vie ;
Mais n’interroge pas la boîte à botanique
où dormirent les fleurs de mon adolescence.
Elle conserve encore le reflet des forêts
aux jours des accablants et des tristes étés.
Ne l’interroge pas, car son parfum fidèle
pourrait mourir de joie en te reconnaissant.
 
Assieds-toi un moment à ma petite table.
J’y ai posé quelques livres sur un vieux châle.
Là mon encrier luit lorsque le jour s’éteint.
Un almanach jauni indique une autre année.
Ce sont des jours amers, ce sont des jours fanés,
doux comme le journal d’Eugénie de Guérin.
 
Tu verras, dans un coin, la malle en bois de camphre
et sur laquelle, enfant, me couchait ma grand-mère,
et qui dort maintenant ayant passé la mer
tempêtueuse, il y a bientôt deux cents ans,
avec l’Oncle pensif qui revenait des Indes,
n’ayant qu’un souvenir de femme dans le cœur.
 
Tu peux interroger son bois mystérieux.
Il te racontera mes rêves de petit garçon.
Ils sont si purs que tu peux, amie, les entendre.
C’est en dormant sur ce vieux coffre odorant
que mon cœur s’est peuplé de jeunes filles tendres
et d’arbres indiens où montent des serpents.
 
Que ta main, en passant, frôle pour se bénir
la correspondance grave de mon grand-père.
Il dort au pied de la Goyave bleue, parmi
les cris de l’Océan et les oiseaux des grèves.
Dis-lui que tu t’en vas trouver son petit-fils.
Son âme sourira à ta grâce un peu frêle.
 
Tu comprendras alors de quel charme je m’enchante,
de quelles vieilles fleurs mon âme est composée,
et pourquoi, dans ma voix, de vieillottes romances
ont l’air, comme un soleil mourant, de se traîner,
pareilles à ces anciens et tristes jeunes gens
dont la mémoire gît dans l’octobre des chambres.
 
Puis tu viendras à moi. Tu glisseras ton cœur
sur mon cœur, gracieuse et lisse, et sans rien dire.
Tu connaîtras ma joie profonde si je pleure,
et tu n’auras alors qu’à gravement sourire,
et à poser sur moi ta légère douceur.
 
Je serai doux pour toi comme une jeune fille.
Mon cœur aura le bleu profond de ces charmilles
où quelque grande sœur a fait goûter ses frères,
et d’où l’on peut entendre, aux fins d’après-midi,
l’aiguisement des faux luisantes sous la pierre,
au milieu du silence éternel des prairies.
 
 
 

IV


 
Le ciel pleut lourdement sur l’eau feuillue des douves.
Sans doute, en ce moment, tu couds auprès du feu.
L’ombre de ton salon tremble, et des lueurs douces
volent sur l’acajou noir et fané des meubles.
 
Il était déjà dit, le jour où nous naissions,
que j’écrirais ces vers au bruit de cette averse,
et que je reverrais contre les carreaux verts,
ton profil sérieux d’amour et de tristesse.
 
Dieu le savait déjà, ô tendresse, ô amie.
Que sait-il aujourd’hui que nous saurons plus tard ?
Qui sait ? L’eau tombe goutte à goutte dans le gris.
Le feu claque. Je suis calme et tu es là-bas.
 
Mon âme est heureuse de n’avoir rien à dire,
et d’écrire ces vers sans que presque j’y pense.
Ils sont pareils à ton ancienne robe grise,
ils sont pareils au jour d’un Mercredi des Cendres.
 
... Mais j’ai déjà parlé souvent de ta maison.
Je ne puis pas assez en parler quand l’Octobre
revient, et c’est ma folie douce et monotone
d’être comme ta fleur quand revient cette saison.
 
Dans peu de jours, je repasserai dans la ville
où tu es, et je veux, dans l’odeur des soirs froids,
te rapporter mon âme passionnée et triste,
lorsque les magasins luisent sur les trottoirs.
 
Je serai l’écolier que j’ai été jadis,
j’allumerai la même pipe en bois des îles
que je fumais dans le brouillard des quartiers gris,
à la rentrée, quand c’est la neuve odeur des livres.
 
Mais ne trouveras-tu pas trop que j’ai vieilli ?
Mes vingt-neuf ans regrettent mes dix-sept ans.
Je n’avais pas senti cela si fortement...
Pourtant mon songe est jeune ainsi que mon sourire.
 
J’ai tant donné, j’ai trop donné de ma jeunesse,
mais j’en avais toujours, encore, pour souffrir.
Je la crois toujours morte et je la sens revivre
ainsi qu’un bosquet nu où souffle un vent de Mai.
 
Et que fais-je aujourd’hui, encore, que cela ?
Ce vent était celui qui passait sous ma porte.
Je viens te rechercher, car j’ai besoin de toi.
... Mais il faudra faire attention à tes paroles...
 
Ne bouge pas du vieux fauteuil du coin du feu,
trop grand pour toi et où, sans doute, tu fais luire
sur la tapisserie roide et ployée, l’aiguille.
Y a-t-il toujours, dans la grande cage, la veuve ?
 
Je ne te dirai rien. Laisse-moi seulement
moi-même m’étonner de t’avoir oubliée.
J’ai eu, depuis longtemps, comme une fièvre ardente.
J’ai besoin de ta douce et tendre gravité.
 
Ne me repousse pas. Cache au fond de toi-même
ce qu’il peut y avoir. Ne dis pas que tu m’aimes.
Continue, sévère et grave, à guider l’aiguille.
Puis, sur moi, lève les yeux, un moment, sans rien dire.
 

Faite à La Roque, en Septembre 1898.

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