Hugo


II

 
Coup d’œil général


 
L’orateur, fût-il âne, essoufflé se repose ;
Patience reprit, ayant fait une pause :
 
Rhéteurs, quel mot divin faites-vous épeler ?
Dites, qu’enseignez-vous ? que venez-vous parler
D’idéal, de réel, et nous rompre la tête ?
Votre réel à vous, c’est la chimère bête,
Ou c’est la loi féroce et dure ; ici Baal,
Là Dracon ; et l’erreur partout. Votre idéal
C’est quelque faux chef-d’œuvre ou quelque vertu fausse,
C’est un roi qu’en rampant la flatterie exhausse,
Ou c’est un livre pâle ayant pour qualité
De s’ouvrir sans blesser les yeux de sa clarté ;
Honneur au grand Louis ! Gloire au tendre Racine !
Ah ! l’idéal m’endort, le réel m’assassine,
Grâce ! au diable ! assez bu ! Je prends congé. Bonsoir.
 
Quelle solution donne votre savoir
Sur ce qui nous étonne ou ce qui nous effraie ?
Avez-vous seulement un peu de lueur vraie ?
Non. Rien. Sur l’inconnu, l’absolu, le divin,
Sur l’incompréhensible et l’insondable, en vain
L’illuminé contemple et le myope scrute,
Qu’est-ce que vous savez de plus que moi la brute ?
Hélas ! je sens moi-même, étant votre écolier,
Hommes, ma tête au poids des questions plier ;
J’ai sur mon cristallin naïf la taie humaine.
Le prêtre en sait-il plus que le catéchumène ?
Le cardinal voit-il mieux que l’enfant de chœur ?
L’ombre a la face grave et le profil moqueur ;
Et l’ombre, tu le sais, ô Kant, c’est la science.
Sur le premier venu fais-en l’expérience.
Vois, cet homme a blêmi sur sa bible ; voici
Qu’il est vieux ; l’homme est chauve et le livre est moisi ;
Les cheveux ont passé de l’homme sur le livre ;
L’homme a voulu tout voir, tout savoir, tout poursuivre,
Tout avoir ; secouer le linceul pli par pli ;
Il s’est rassasié, repu, gavé, rempli ;
Il sait toute la langue et toute la pensée,
Et la géométrie et la théodicée,
La légende crédule et le chiffre sournois ;
Il sait l’assyrien, le persan, le chinois,
L’arabe, le gallois, le copte, le gépide,
Le tartare, le basque ; eh bien, il est stupide.
Au fond de cette tête où s’accouple et se fond
Tout l’idéal avec tout le réel, au fond
De ce polytechnique et de ce polyglotte,
L’immensité du vide et du tombeau sanglote.
 
Oh ! ces sophistes lourds, ces casuistes froids,
De la tourbe ahurie exploitant les effrois,
Tous ces fakirs, latins, grecs, sanscrits, hébraïques,
Tous ces gérontes noirs, tonsurés ou laïques,
Tous ces pharisiens de l’explication,
Ceux-ci venant de Rome et ceux-là de Sion ;
Tous ayant leur koran, leur joug, leur évangile,
Leur bible de papier ou leur autel d’argile,
Jurant par Aristote ou par Thomas d’Aquin,
Pour trouver l’éternel furetant un bouquin ;
Bègues, sourds ; demandant à leur dictionnaire
Le mot, que l’aigle entend murmurer au tonnerre ;
Pas un ne comprenant ce splendide credo
Qui s’étoile le soir aux plis du noir rideau,
Pas un ne se laissant aller, l’âme penchante,
À l’attendrissement du point du jour qui chante,
Comme je les ai vus disputer, s’acharner,
Affirmer, contester, et bruire, et vanner,
Les grecs chassant les juifs, les juifs damnant les guèbres,
De la semence d’ombre en un van de ténèbres !
 
Comme je les ai vus, dressés sur leur séant,
Hagards, les uns, docteurs de leur propre néant,
Ayant l’aveuglement funèbre pour disciple,
Rêvant dans l’empyrée un monstre double ou triple,
Regardant fuir, tandis qu’effarés nous songions,
L’ouragan des erreurs et des religions ,
Épier s’ils verraient passer dans la rafale
Ou le Janus bi-front ou l’Hermès tricéphale !
D’autres, logiciens, métaphysiciens,
Pédagogues, groupés sous les porches anciens,
Discuter l’évidence, et fouiller, rêveurs blêmes,
L’énigme à la lueur livide des systèmes,
Et, combinant les faits, les doutes, les raisons,
Rapprocher, pour souffler dessus, ces noirs tisons !
D’autres, théologaux, notaires de consultes,
Évêques secouant leur foudre au seuil des cultes,
Clercs, chanoines, bedeaux, prédicateurs, abbés,
Dans l’ornière d’un texte ou d’un rite embourbés,
De quelque oiseau mystique adorant l’envergure.
Étouffant par moment le rire de l’augure,
Agiter leurs longs bras et leur surplis jauni
Dans des chaires faisant ventre sur l’infini ;
Et, clignant leurs yeux morts sous leurs crânes fossiles,
Assembler le nuage informe des conciles,
Dans Éphèse, dans Reims, dans Arles, dans Embrun,
Sur Dieu, l’être éclatant, l’être effrayant, l’être un !
Et courber leur front chauve, et se pencher encore,
Et chercher à tâtons l’éblouissante aurore,
Et crier : — Voyez-vous quelque chose ? Est-ce là ?
Qu’en pense Onufrius ? qu’en dit Zabarella ?
Où donc est l’être ? Où donc est la cause première ?
Cherchons bien ! — Et pendant que l’énorme lumière,
Formidable emplissait le firmament vermeil,
Leur chandelle tâchait d’éclairer le soleil !
 
Homme, à d’autres instant, enivré de toi-même,
L’aveuglement croissant dans ta prunelle blême,
Tu dis : — C’est moi qui suis. Dieu n’est pas ; l’homme est seul.
Est-ce au Gange, à la Mecque, à Thèbe, à Saint-Acheul,
Dans les cornes d’Ammon ou dans la Vénus d’Arle,
Qu’il faut aller chercher ce Dieu dont on nous parle ?
Est-ce lui que l’enfant a dans son petit doigt ?
Personne ne l’a vu, personne ne le voit,
Cet être où la ferveur des idiots s’attache.
Il est donc bien difforme et bien noir qu’il se cache ?
L’homme est visible, lui ! c’est lui le conquérant ;
C’est lui le créateur ! l’homme est beau, l’homme est grand ;
L’argile vit sitôt que sa main l’a pétrie ;
L’homme est puissant ; qui donc créa l’imprimerie,
Et l’aiguille aimantée, et la poudre à canon,
Et la locomotive ? Est-ce Jéhovah ? non ;
C’est l’homme. Qui dressa les splendides culées
Du pont du Gard, au vol des nuages mêlées ?
Qui fit le Colisée, et qui le Parthénon ?
Qui construisit Paris et Rome ? Est-ce Dieu ? non ;
C’est l’homme. Pas de cime où l’homme roi ne monte.
Il sculpte le rocher, sucre le fruit, et dompte,
Malgré ses désespoirs, sa haine et ses abois,
La bête aux bonds hideux, larve horrible des bois ;
Tout ce que l’homme touche, il l’anime ou le pare. —
Bien, crache sur le mur, et maintenant compare.
Le grand ciel étoilé, c’est le crachat de Dieu.
 
Nier est votre roue et croire est votre essieu.
Hommes, et vous tournez effroyablement vite.
Après l’enfant de chœur, le diacre et le lévite
Chantant alleluia, passe une légion
D’hérétiques criant l’hymne trisagion ;
L’homme blanc devient noir de nuance en nuance ;
Entre une conscience et une autre conscience
Le fil est court ; Rancé coudoie Arnauld ; Arnauld
Janséniste confine à Luther huguenot ;
Et Luther huguenot touche à Rousseau déiste ;
Et Rousseau n’est pas loin de Spinosa ; c’est triste,
Ou c’est réjouissant, à ton choix ; mais c’est vrai ;
L’Horeb, ou Sans-Souci ; le Thabor, ou Cirey,
Entre Orphée et Pyrrhon l’humanité trébuche ;
Ô Kant, nous tomberions dans quelque obscure embûche,
Nous bêtes, s’il fallait que nous vous suivissions.
L’homme va du blasphème aux superstitions ;
Il brave le réel, puis il adore l’ombre ;
Il passe son poing vil à travers l’azur sombre,
Jette sa pierre infâme aux saintes régions,
Et croit réparer tout par ses religions,
Par un faux idéal taillé dans la matière,
Par on ne sait quel spectre imitant la lumière,
Par quelque idole vaine et folle qu’il met là,
Et qu’il nomme Zeus ou qu’il appelle Allah.
Il insulte le Dieu, le créateur, l’arbitre ;
Puis, inepte et tremblant, raccommode la vitre
Des infinis avec une étoile en papier.
 
J’ai lu, cherché, creusé, jusqu’à m’estropier.
Ma pauvre intelligence est à peu près dissoute.
Ô qui que vous soyez qui passez sur la route,
Fouaillez-moi, rossez-moi ; mais ne m’enseignez pas.
Gardez votre savoir sans but, dont je suis las,
Et ne m’en faites point tourner la manivelle.
Montez-moi sur le dos, mais non sur la cervelle.
 
Mon frère l’homme, il faut se faire une raison,
Nous sommes vous et nous dans la même prison ;
La porte en est massive et la voûte en est dure ;
Tu regardes parfois au trou de la serrure,
Et tu nommes cela Science ; mais tu n’as
Pas de clef pour ouvrir le fatal cadenas.
J’ai fort compassion de toi, te l’avouerai-je ?
 
Toi qu’une heure vieillit, et qu’une fièvre abrège,
Comment t’y prendrais-tu, dans ton abjection,
Pour feuilleter la vie et la création ?
La pagination de l’infini t’échappe.
À chaque instant, lacune, embûche, chausse-trape,
Ratures, sens perdu, doute, feuillet manquant ;
Partout la question triple : Comment ? Où ? Quand ?
Qu’est-ce que le serpent ? Que veut dire la pomme ?
Deux natures parfois se compliquent, et font
Comme un chiffre où la brute avec Adam se fond ;
Le singe reparaît sous l’homme palimpseste ;
Viens-tu du fratricide et sors-tu de l’inceste,
Comme le dit Moïse ? Ou n’es-tu que le fait
Résultant d’un chaos qu’un soleil échauffait,
Être double, être mixte en qui s’est condensée
La matière en instinct, la lumière en pensée,
Le seul marcheur debout, créature sommet
Que l’arbre accepte, auquel la pierre se soumet,
Et que la bête obscure, ayant pour verbe un râle,
Subit en protestant dans sa nuit sépulcrale ?
Es-tu le patient dont nous sommes les clous ?
As-tu derrière toi le Mal, le grand jaloux ?
Contiens-tu quelque flamme auguste qui doit vivre ?
Ou n’es-tu qu’une chair qu’un souffle épars enivre,
Qui fera quelques pas et sera de la nuit ?
Es-tu le vain brouillard, d’un peu d’aurore enduit,
Qui, prêt à s’effacer, se déforme et chancelle ?
As-tu dans toi l’étoile à l’état d’étincelle,
Et seras-tu demain aux séraphins pareil ?
Réponds à tout cela, si tu peux. Ton sommeil,
En sais-tu le secret ? Connais-tu la frontière
Où l’esprit ailé vient relayer la matière ?
Comment le ver s’envole ? et par quelle loi, dis,
Les enfers lentement sont promus paradis ?
Que sais-tu du parfum ? que sais-tu du tonnerre ?
Peux-tu guérir l’abcès du volcan poitrinaire ?
Qu’est-ce que tes savants t’apprennent ? Turrien,
Qui te dira le nom du vent en syrien,
Sait-il son envergure et son itinéraire ?
La mamelle de l’ombre est là ; peux-tu la traire ?
Abundius qui fut diacre d’Anicetus
Sait-il quel ouvrier peint en bleu le lotus ?
Balœus, Surius, Pitsœus et Cédrène
Savent-ils pourquoi l’aube en larmes est sereine ?
L’abbé Poulle ose-t-il en face regarder
L’énigme qu’on entend gémir, chanter, gronder ?
As-tu lu dans Lactance ou bien dans Éleuthère
Quelle est la fonction du diamant sous terre ?
Sais-tu par dom Poirier ou par monsieur Lejay
De quelle flamme l’œil des condors est forgé,
Et maître Calepin dit-il dans son glossaire
Où se trempe l’acier dont est faite leur serre ?
Saint Thomas connaît-il tous ces noirs Ixions
Qu’on nomme affinités, forces, attractions ?
Nicole, qui sait tout, sait-il par quel organe
L’été tire à jamais à lui la salangane,
Et, vainqueur, fait passer la mer au passereau ?
Homme, sais-tu comment l’eau nourrit le sureau ?
Connais-tu l’hydre orage et le monstre tempête
Qui naît dans le jardin des cieux, dresse la tête,
Glisse et rampe à travers les nuages mouvants,
Et qui flaire la rose effrayante des vents ?
Qu’as-tu trouvé ? Devant l’évolution sainte
De la vie, admirable et divin labyrinthe,
Ta vue est myopie et ton âme est stupeur.
Vois, ce monde est d’abord un noyau de vapeur
Qui tourne comme un globe énorme de fumée ;
Vaste, il bout au soleil qui luit, braise enflammée ;
Il bout, puis s’attiédit et se condense, et l’eau
Tombe au centre du large et ténébreux halo ;
Puis la terre, encor fange, au fond de l’eau s’amasse ;
Sur cette vase on voit ramper une limace,
C’est l’hydre, c’est la vie ; et la mer s’arrondit
Autour d’un point qui sort des eaux et qui verdit ;
C’est l’île surgissant des profondeurs béantes ;
Des vers titans parmi des fougères géantes
Fourmillent ; et du bord des boueux archipels
Des colosses se font de monstrueux appels ;
L’hippopotame sort de l’immense onde obscure,
Le serpent cherche un flanc où plonger sa piqûre,
De vaste millepieds se traînent, le kraken
Semble un rocher vivant sous l’algue et le lichen,
Et le poulpe, agitant sa touffe contractile,
Tâche d’étreindre au vol l’affreux ptérodactyle ;
Puis des millions d’ans se passent ; du roseau
Sort l’arbre, et l’air devient respirable à l’oiseau,
Et la chauve-souris décroît, et voici l’aigle,
Le vent fraîchit, le flot baisse, la mer se règle,
L’île soudée à l’île ébauche un continent,
Et l’homme apparaît nu, pensif et rayonnant ;
C’est fini ; l’aube émerge, et le recul immense
Des monstres, du chaos, des ténèbres, commence ;
La tempête de l’être a cessé de souffle ;
Et l’on entend des voix sur la terre parler ;
Le typhon s’amoindrit et devient l’infusoire ;
Et l’antique bataille, inextinguible et noire,
Du dragon et de l’hydre, avec son fauve bruit,
Fuit dans le microscope et se perd dans la nuit ;
L’effrayant désormais plonge dans l’invisible ;
L’infiniment petit s’ouvre, gouffre terrible ;
L’épouvante s’éclipse après avoir régné ;
L’horreur, devant Adam qui doit être épargné,
Pas à pas rétrograde et rentre inassouvie
Dans cet enfoncement sinistre de la vie ;
L’azur prodigieux s’épanouit au ciel.
Et maintenant, savant, penseur officiel,
Rat du budget, souris d’une bibliothèque,
Académicien bon voisin de l’évêque,
Quel compte te rends-tu de tout cela, réponds ?
Comment rattaches-tu les arches de ces ponts
Au grand centre de l’ombre ? avec quelles besicles,
Docteur, regardes-tu les formidables cycles ?
Tu t’enfermes, craintif, dans le roman sacré ;
Mieux vaut mutiler Dieu que fâcher son curé ;
Et Cuvier, traître au vrai, pour être pair de France,
Trouble des temps profonds la sombre transparence.
 
Pour augmenter la brume, hélas ! les professeurs
Ajoutent doctement de l’encre aux épaisseurs,
Et l’institut nous montre avec un air de gloire
L’énigme plus opaque et la source plus noire.
Ô le bon vieux palais gardé par deux lions !
La science met là tous ses tabellions,
Et l’on se complimente et l’on se félicite ;
Et moi l’âne, qui suis parmi vous en visite,
Je n’aurais jamais cru que l’homme triomphât
À ce point de son vide, et, si nul, fût si fat !
Avec Diafoirus Bridoison fraternise ;
Le dindon introduit l’oie et la divinise ;
Vrai ! quand la comète entre au sanhédrin des cieux
Et des astres fixant sur sa splendeur leurs yeux,
Le grand soleil, auquel tout l’empyrée adhère,
Ne fait pas plus de fête à ce récipiendaire.
 
Pleure, homme ! — Et que sais-tu de ton propre destin ?
Dis ? quoi de ton cerveau ? quoi de ton intestin ?
Quoi d’en haut ? quoi d’en bas ? depuis ton vieux déluge,
Dis, ce que c’est qu’un prêtre et ce que c’est qu’un juge,
Le sais-tu ? te vois-tu serpenter, dévier,
Crouler ? as-tu sondé la mort, trou de l’évier ?
Même en considérant Dieu comme hors de cause,
Comme clair dans l’esprit et prouvé dans la chose,
Même en nous laissant, nous les brutes, de côté,
Comprendre ces mots, Sort, Sépulcre, Humanité ;
Savoir la profondeur de ce puits où tu tombes,
Quelle espèce de jour passe aux fentes des tombes,
À quel commencement cette fin aboutit ;
Savoir si l’homme, en qui l’éternel retentit,
Est ou n’est pas trompé par ses sombres envies
D’autres ascensions, d’autres sorts, d’autres vies ;
Savoir s’il est épi dans le céleste blé ;
Savoir si l’alchimiste inconnu, le Voilé,
Soude en ce creuset morne appelé sépulture
Le monde antérieur à sa sphère future ;
Si vous fûtes jadis, si vous fûtes ailleurs
Plus beaux ou plus hideux, plus méchants ou meilleurs ;
Si l’épreuve refait à l’âme une innocence ;
Si l’homme sur la terre est en convalescence ;
Si vous redeviendrez divins au jour marqué ;
Si cette chair, limon sur votre être appliqué,
Argile à qui le temps avare se mesure,
N’est que le pansement d’une ancienne blessure ;
Si quelqu’un finira par lever l’appareil ;
Savoir si chaque étoile et si chaque soleil
Est une roue en flamme aux lumières changeantes
Dont les créations diverses sont les jantes
Et dont la vie immense et sainte est le moyeu ;
Voir le fond du ciel noir et le fond du ciel bleu,
Homme, cela n’est pas possible, et j’en défie,
Christ, ta religion ! Kant, ta philosophie !
 
Le gouffre répond-il à qui vient l’appeler ?
Non. L’effort est perdu. Déchiffrer, épeler,
Apprendre, étudier, n’est qu’un pas en arrière.
L’esprit revient meurtri du choc de la barrière ;
L’homme est après la marche un peu moins avancé ;
Hélas ! X Y Z en sait moins qu’A B C ;
L’espérance a les yeux plus ouverts que l’algèbre ;
J’ai toujours entendu, devant le seuil funèbre
Des problèmes obscurs qui mettent sur les dents
Les chercheurs, et qui font griffonner aux pédants
Tant d’affreux in-quarto, ruine du libraire,
L’ignorance hennir et la science braire.
 
Je viens de voir le blême édifice construit
Par l’homme et la chimère, avec l’ombre et le bruit,
La rumeur, la clameur, la surdité, la haine.
De quoi je sors ? Je sors de la besogne vaine ;
Je viens de travailler, Kant, à la vision.
J’ai vu faire à Zéro son évolution.
Sur la montagne informe où la brume séjourne,
Dans l’obscur aquilon la Tour des langues tourne
Sur quatre ailes : calcul, dogme, histoire, raison ;
Les savants, gerbe à gerbe, y portent leur moisson ;
Et, tombant, surgissant, passantes éternelles,
S’évitant, se cherchant, les quatre sombres ailes
Se poursuivent toujours sans s’atteindre jamais ;
Elles portent en bas la lueur des sommets,
Et rapportent en haut le gouffre, et la folie
Des souffles les tourmente et les hâte et les plie.
L’intérieur est plein d’on ne sait quel brouillard ;
Le râle du savoir s’y mêle au cri de l’art ;
Ô machine farouche ! on dirait que les meules
Sont vivantes, et vont et roulent toutes seules ;
Et l’on entend gémir l’esprit humain broyé ;
Tout l’édifice a l’air d’un monstre foudroyé ;
On voit là s’agiter, geindre, monter, descendre,
Ces pâles nourrisseurs qui font du pain de cendre,
Arius, Condillac, Locke, Érasme, Augustin ;
L’un verse là son Dieu, l’autre offre son destin ;
On s’appelle, on s’entr’aide, on s’insulte, on se hèle ;
On gravit, charge aux reins, la frémissante échelle ;
Sous les pas des douteurs on voit trembler des ponts
Où le prêtre jadis cloua ses vains crampons ;
L’erreur rôde, la foi chante, l’orgueil s’exalte,
Et l’on se presse, et point de trêve, et pas de halte ;
Le crépuscule filtre aux poutres du plafond
Par les toiles qu’Ignace et Machiavel font ;
Tous vont ; celui-ci grimpe et celui-là se vautre ;
Tous se parlent ; pas un n’entend ce que dit l’autre ;
L’aile adresse en fuyant à l’aile qu’elle suit
Un discours qui se perd dans un chaos de bruit ;
Les meules, ébranlant la tour de leur tangage,
Échangent sous la roue on ne sait quel langage ;
Les portes pleines d’ombre en tournant sur leurs gonds
Ont l’air de grommeler de monstrueux jargons ;
L’œuvre est étrange ; on voit les engrenages moudre
Le bien, le mal, le faux, le vrai, l’aube, la foudre,
Le jour, la nuit, les Tyrs, les Thèbes, les Sions,
Et les réalités, et les illusions ;
On vide sur l’amas des rouages horribles
D’effrayants sacs de mots qu’on appelle les bibles,
Les livres, les écrits, les textes, les védas ;
Le diable est au grenier qui voit par un judas ;
À mesure qu’aux trous des cribles, noire ou blanche,
La mouture en poussière aveuglante s’épanche,
La mort la jette aux vents, ironique meunier ;
On entend cette poudre affirmer et nier,
Disputer, applaudir, et pousser des huées,
Et rire, en s’envolant dans les fauves nuées ;
Et des bouches au loin s’ouvrant avidement
À ces atomes fous que la nuit va semant ;
Et cette nourriture a l’odeur de la tombe ;
Le faîte de la tour se lézarde et surplombe ;
Et d’autres travailleurs montent d’autres fardeaux,
Chacun ayant son sac de songes sur le dos ;
Et les quatre ailes vont dans l’ouragan qui passe,
Si vaste qu’en faisant un cercle dans l’espace,
La basse est dans l’enfer et la haute est au ciel.
Je viens de ce moulin formidable, Babel.
 

L'Âne, 1880

Commentaire (s)
Déposé par Jadis le 8 septembre 2019 à 16h14


Fort bien, dit l’auditeur un peu estomaqué,
Je dormirai ce soir peut-être un peu moins bête ;
Toutefois, d’ici là, sans vouloir critiquer,
Sapristi, que ça fait du bien quand ça s’arrête !

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