Hugo

[Posthumes]


À un enfant


 
Quoique je sois de ceux qui se sont autrefois
Penchés sur ton berceau plein de ta jeune voix,
Tu commences, enfant, à ne plus me connaître.
Je ne suis rien pour toi qu’un étranger, un être
Évanoui, perdu dans de noirs lendemains,
Un voyageur dont l’ombre est sur d’autres chemins,
Quelqu’un qu’on vit jadis, avant les jours funèbres,
Lorsqu’on était petit, passer dans les ténèbres ;
Tu ne songes pas plus à moi qu’au moucheron
Qui volait tout à l’heure en sonnant du clairon,
À ta balle perdue, à ta lampe soufflée ;
Pas plus qu’à ce parfum d’herbe et de giroflée
Qu’avril mêle à l’aurore et qui dure un moment ;
Tu m’as laissé tomber de ton esprit gaîment
Comme un cahier fini tout noirci de grimoire.
Tu fais bien. Nous avons, hélas, plus de mémoire,
Enfants, nous qui, vivant pendant que vous naissez,
Lisons vos avenirs écrits dans nos passés ;
Votre sort nous émeut, et bien souvent nous sommes
Rêveurs, nous grands enfants, devant vous, petits hommes.
Aussi, vois-tu, du fond des mornes horizons,
Je viens à toi, jeune âme, et je te dis : causons.
 
Pose un moment ta plume et ferme ta grammaire.
Écoute. Te voilà grandissant, et ta mère
Est debout près de toi, comme un gardien des cieux.
Seule et veuve, et livrée aux vents capricieux,
En proie aux souffles noirs qui n’épargnent personne,
Elle étend sur ton front son aile qui frissonne,
Et veille ; la colombe a peur pour le roseau.
Car le sort menaçant nous tient dès le berceau ;
Qu’on soit un petit prince ou bien un petit pâtre,
Nul n’échappe au destin ; son ongle opiniâtre
Se mêle à nos cheveux et nous traîne effarés.
 
Oh ! fixe ton regard sur ses yeux adorés !
Ici-bas c’est ta mère, et là-haut c’est ton ange.
Cette femme a subi plus d’une épreuve étrange,
Enfant, c’est toi qui dois l’en consoler. Retiens
Que, touchante à nos yeux, elle est sacrée aux tiens.
La nature la fit reine, et le sort martyre
Qui la voit pleurer sent un charme qui l’attire.
Hélas ! l’ombre d’hier assombrit aujourd’hui.
Elle accepte, stoïque et simple, l’âpre ennui,
L’isolement, l’affront dont un sot nous lapide,
La haine des méchants, cette meule stupide
Qui broie un diamant ainsi qu’un grain de mil,
Et toutes les douleurs, contrecoups de l’exil.
 
Oh ! l’exil ! il est triste, il s’en va, grave et morne,
Traînant un deuil sans fin dans l’espace sans borne,
Et, sur le dur chemin qui vers l’ombre descend,
Hélas ! on voit tomber goutte à goutte le sang
Des racines du cœur qui pendent arrachées !
 
Le malheur, c’est le feu dans les branches séchées.
Il dévore, joyeux, nos jours évanouis.
 
Naguère elle brillait aux regards éblouis,
Pareille au mois de mai qu’un zéphyr tiède effleure ;
Naguère elle brillait ; maintenant elle pleure.
Ce rayon n’a duré que le temps d’un éclair.
Mais la pensée auguste habite son œil fier ;
Mais le malheur, qui, même en nous frappant, nous venge,
A mis des ailes d’aigle à ses épaules d’ange.
Dieu, caché dans la nuit de cet être souffrant,
Brille et fait resplendir son sourcil transparent,
L’albâtre laisse voir la lumière immortelle,
Son front luit !
 
                            Toi, son fils, tressaille devant elle
Comme Gracchus enfant quand sa mère venait ;
Car elle est la clarté de ton aube qui naît.
 
Qu’importe que la foule ignore ou méconnaisse !
J’ai vu, moi, quand l’angoisse étreignait sa jeunesse,
Comment elle a souffert, comment elle a lutté,
Et j’ai dit dans mon cœur : Cette femme eût été
Archidamie à Sparte où Cornélie à Rome.
 
Enfant, ressemble-lui si tu veux être un homme ;
Car elle est brave ; car à l’abîme, au péril,
Son doux œil féminin jette un regard viril ;
Car c’est un ferme esprit ! car c’est un vrai courage !
Jamais, sous le ciel bleu, jamais, devant l’orage,
Jamais, retiens cela, quoique tu sois petit,
Dans un plus noble sein plus grand cœur ne battit !
 
Elle est femme pourtant, et ses maux sont sans nombre.
Mais un profond azur emplit son âme sombre.
Elle marche à travers la vie, âpre forêt,
Et regarde au delà des rameaux ; on dirait
Qu’elle cherche le mot d’une énigme dans l’ombre ;
Et puis elle s’incline ainsi qu’un mât qui sombre ;
Elle dit à l’espoir : va-t’en ! au souvenir :
Silence ! au jour qui meurt : hâte-toi de finir !
Car, conscience pure, elle est un esprit triste.
Même en rêvant longtemps sa tristesse persiste.
Hélas ! le doute injuste est au fond de son cœur
Comme au fond d’un beau vase une amère liqueur.
C’est qu’elle a tant gémi dans ces lugubres voies
Où Dieu nous pousse avec nos douleurs et nos joies !
Une larme éternelle erre au bord de ses yeux...
Oh ! courbons-nous devant ces fronts mystérieux
Qui, faibles et ployés, dans l’ombre où Dieu nous jette,
Semblent faits pour porter la souffrance muette,
Que le destin poursuit, ce bourreau jamais las,
Que tous les maux sur la terre et tous les deuils, hélas !
Couvrent de leur cilice, accablent de leurs voiles,
Et qu’attendent aux cieux des couronnes d’étoiles !
 
Aime-la ! porte-lui ton cœur chaque matin,
Ris ! Réjouis cette âme à ton rire enfantin.
Sois le flot pur qui porte et caresse le cygne.
Quand elle parle, adore ; obéis sur un signe.
Sois son consolateur et sois son défenseur.
Que le mensonge vil, trompé dans sa noirceur,
Vienne apportant l’affront, te voie, et le remporte.
Qu’on te sente déjà veillant devant sa porte.
Si le sort m’eût donné, sainte et charmante loi,
Ce grand devoir de fils qu’il te confie à toi,
Oh ! comme elle eût dormi sous ma garde fidèle,
Et, lion pour autrui, j’eusse été chien pour elle !
 
Sois bon, sois doux, sois tendre. Écarte de ta main,
Sous ses pieds délicats, les pierres du chemin.
 
Pour elle, ô pauvre enfant, tu donnerais, écoute,
Ton âme souffle à souffle et ton sang goutte à goutte,
De sa robe à genoux tu baiserais les plis,
Tu la contemplerais comme on contemple un lys,
Comme on contemple un ciel où se lève l’aurore,
Mains jointes, l’œil en pleurs, ce ne serait encore,
Pour cet être au front pur à qui tu dois le jour,
Pas assez de respect et pas assez d’amour !
Grave en ton jeune esprit, fils d’une noble femme,
Ces paroles qui sont comme l’adieu d’une âme ;
Enfant, écoute-moi, pendant que je suis là.
Car l’œil qui luit s’éteint, la bouche qui parla
Se ferme ; nous vivons le temps de disparaître.
Enfant, je te le dis, je suis de ceux peut-être
Qu’on ne reverra plus, tant ils sont dans la nuit.
Ils vont enveloppés d’un tourbillon de bruit,
Meurtris, blessés, les yeux pleins de clartés sereines.
L’ouragan monstrueux des fureurs et des haines,
Souffle qui vient d’en bas, courbe leur front pensif.
Leur âme vole, oiseau, de récif en récif.
Ils traversent le choc des diverses fortunes,
Et leur main se cramponne au marbre des tribunes,
Aux lois, à la patrie, aux colonnes du droit.
Plus le péril grandit, plus leur devoir s’accroît ;
Du flot toujours plus noir leur foi sort plus robuste.
Ils luttent pour le bien, pour l’honneur, pour le juste,
Pour le beau, pour le vrai, laissant saigner leurs cœurs.
On dit : — Où s’en vont-ils ? reviendront-ils vainqueurs ?
Est-ce l’adversité qui sera la plus forte ? — 
Et cependant le vent sinistre les emporte ;
Puis on les perd de vue ; et, bien longtemps après,
On lit au bord des mers leur nom sous un cyprès.
 

22 décembre 1853.

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