Marceline Desbordes-Valmore


Affliction


 
S’en aller, à travers des pleurs et des sourires,
Achever par le monde un sort amer et pur,
User sa robe blanche, et, pour une d’azur,
En laisser les lambeaux aux ronces des martyres,
C’est ma vie. Un roseau semble plus fort que moi,
Je ne m’appuie à rien que je ne tombe à terre,
Et je chante pourtant l’ineffable mystère
Qui de mon cœur trahi fait un cœur plein de foi !
 
D’où vient donc que ce jour surpasse la tristesse
De tous les jours tombés hors de ma vie ? Eh ! Quoi !
Sur mes heures, que pousse une immobile loi,
Le pied du temps bondit de la même vitesse !
D’où vient donc que j’étouffe au sein de l’univers ?
Ah ! c’est qu’ils m’ont blessée au milieu de la foule :
Du grand arbre agité, feuille que le vent roule,
Ils ont soufflé loin d’eux mes mobiles revers.
 
Allons donc ! Adieu donc, ville inhospitalière,
Ville trois fois fermée à mes humbles malheurs,
Pour d’autres si riante et si pleine de fleurs,
Où ma vie arriva, blonde et pure écolière,
À quinze ans ; ville austère où j’appris à pleurer,
Où j’apportais un cœur si tendre à déchirer !
 
              Pour la voix qui pleure,
              Vallon sans écho,
              Où je buvais l’heure,
              Froide comme l’eau ;
              Amère lustrale !
              Sombre cathédrale,
              Où s’est caché Dieu ;
              Jardin des Olives,
              Sol aux ronces vives,
              Mon calvaire, adieu !
 
Allons ! Je n’entre pas dans un désert, la vie
Autour de moi se meut, j’ai mon ombre au soleil,
Partout je trouve terre où le ciel m’a suivie,
Partout quelque oiseau chante au fond de mon sommeil.
Naguère, quand leurs traits dans l’ombre m’ont touchée,
Je m’en allai vers Dieu ; j’y retourne aujourd’hui :
Car sa main est pour tous, et je m’y sens cachée ;
Elle s’étend vers moi ; moi, je me sauve à lui !
 
        Et sous cette main qui délivre,
        J’entrerai comme tous aux cieux.
        Là, leur or ne pourra les suivre ;
        Moi, je n’y porterai qu’un livre.
        Fermé maintenant à leurs yeux
        Ce livre, ce cœur plein d’orages,
        Plein d’abîmes et plein de pleurs,
        Déchiré dans toutes ses pages,
        Dieu, sauveur de tous les naufrages,
        Aura la clé de ses douleurs.
 
Mais seule, et quand le jour se voile sous la nue,
Qu’il laisse tomber l’ombre avant la nuit venue,
Quand l’oiseau sans musique erre aux champs sans couleurs,
Je ne me sens pas vivre et je ressemble aux fleurs,
Aux pauvres fleurs baissant leurs têtes murmurantes
Et qu’on prendrait au loin pour des âmes pleurantes.
 
Quand on se meurt, on plaint tout ce qui va mourir,
On plaint tout ce qui souffre ou qui semble souffrir.
 
Mourir ! On ne meurt pas quand on le pense. Une âme
Prend ses ailes longtemps avant de s’envoler ;
Une lampe longtemps s’use sans s’exhaler
Tant qu’un peu d’huile au cœur en remonte la flamme.
J’ai des enfants ! Leurs voix, leurs haleines, leurs jeux
Soufflent sur moi l’amour qui m’alimente encore ;
J’ai, pour les regarder, tant d’âme dans les yeux !
Mon étoile est si bien nouée à leur aurore !
On m’a blessée en vain, je ne peux pas mourir :
J’ai semé leurs printemps, je dois les voir fleurir.
Au milieu de leurs jours, inoffensive et frêle,
Mort ! oublieuse mort ! je passe sous votre aile,
Et je n’alourdis pas mon vol de haine ; hélas !
S’il fallait me venger, je ne le saurais pas.
 
Vraiment, le pardon calme à défaut d’espérance ;
Il détend la colère ; on pleure, on apprend Dieu ;
Dieu triste ! comme nous voyageur en ce lieu,
Et l’on courbe sa vie au pied de sa souffrance.
Ceux qui m’ont affligée en leurs dédains jaloux,
Ceux qui m’ont fait descendre et marcher dans l’orage,
Ceux qui m’ont pris ma part de soleil et d’ombrage,
Ceux qui sous mes pieds nus ont jeté leurs cailloux,
N’ont-ils pas leurs ennuis, leurs jaloux, leurs alarmes,
Leurs pleurs, pour expier ce qu’ils m’ont fait de larmes ?
 
Quoi donc ! Aux durs sentiers qu’on a tous à courir,
Seigneur ! Ne faut-il pas mourir et voir mourir ?
N’est-ce pas au tombeau que cheminent leurs peines,
Leurs enfants, leurs amours qui rachètent leurs haines ?
Oh ! qui peut se venger ? Oh ! par votre abandon,
Seigneur ! par votre croix dont j’ai suivi la trace,
Par ceux qui m’ont laissé la voix pour crier grâce,
Pardon pour eux ! Pour moi ! Pour tous ! Pardon ! Pardon !

Pauvres fleurs, 1839

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