Charles Van Lerberghe



 
« Du fond des eaux, qui nous appelle ? Est-ce toi, Lune,
Qui sur l’écume d’or danses comme une plume
D’oiseau de paradis ? Est-ce toi, Brise, aux ailes
Si pâles dans le soir, ô Brise aux ailes bleues,
Qui nous appelle sur les eaux ? La mer est seule.
Qui a crié : Sirènes! dans les ombres ? Rien ?
Regardez, sœurs, sous chaque flot, regardez bien...
Oh ! sur la rive, là, celle qui se soulève
Sur les mains, nous épie, et qui nous rit : c’est Ève. »
 
Oui, c’est moi, belles Sirènes,
Qui vous jouez sur les flots
De la mer divine ;
C’est votre sœur humaine,
C’est moi, qui, ce beau soir
De l’Éden, viens à vous,
Vous voir et vous entendre,
Car vos jeux me sont doux,
Et votre voix est tendre.
 
« Que tu es belle ainsi, sœur mortelle, étendue
Toute blanche dans nos flots blonds, et toute nue,
Semblable à quelque fleur étrange de l’Éden,
Là, où la mer devient le seuil de tes jardins.
Les vagues, doucement, à tes pieds blancs s’affaissent,
Et nous te caressons, puisqu’elles te caressent.
Toi seule viens à nous, et seule n’as pas peur
De suivre ton désir et d’aller où ton cœur,
Mystérieusement, dans l’inconnu t’entraîne,
Et d’écouter chanter ces perfides sirènes,
Comme disent, dans leur simplicité d’enfants,
Ces beaux anges qui sont comme des cygnes blancs.
 
Parfois, leur grand vol dans le silence passe
Au-dessus de nos fronts, et le soleil s’efface
Sur la mer. Nous crions. Mais aucun d’eux n’entend.
Nos voix n’arrivent pas jusqu’à ces habitants
Des hautes régions où la lumière règne.
Ils ne croient qu’en un ciel que des ailes atteignent;
Mais ils ne savent pas. Dans la limpidité
Des eaux profondes luit aussi la vérité.
 
Te souviens-tu des longs éblouissements pâles
Qu’ouvrait, au fond des eaux, la grotte aux murs d’opale
Où tu naquis, un soir de printemps, parmi nous ?
Son sol était couvert d’un flot de perles, sous
Des floraisons de nacre aux fruits de corail rouge,
Et de ces algues d’or qui dans les ondes bougent,
Un chant mystérieux en émanait : parfois,
La sirène en passant croyait ouïr ta voix.
 
L’île, avec ses vallons et ses bosquets de palmes,
Grandissait à l’entour, silencieuse et calme.
Nous en connaissions les fluides chemins;
Mais qui de nous eût pu prévoir ses lendemains !
Elle se préparait à sa beauté future,
Dans l’ombre, mais dans un tel désir de lumière,
Qu’on en sentait souvent frémir toute la mer.
Ne t’en souviens-tu pas ? »
 
Je ne m’en souviens pas.
Mais, parfois, en mon rêve,
Il semble que je me meuve
En des profondeurs bleues,
Parmi des plantes
Qui m’enveloppent toute.....
 
Ce sont des paroles étranges.
N’écoute,
Disent mes anges,
Ce que les sirènes fallacieuses chantent.
Mais votre voix m’attire ;
Dites encore.....
 
« C’était à l’âge des eaux. Elles étaient seules
Sur la terre, toutes seules, sous les étoiles ;
La nuit sombre y mirait leurs lointaines images,
Et le jour le soleil, l’azur, et nos visages.
Or, un matin du doux printemps, que la corolle
Radieuse du blanc soleil dormait sur elles,
Nous vîmes, au milieu, comme une petite onde
Dans la calme clarté s’ouvrir, devenir grande,
Et venir jusqu’à nous : Ô sœurs ! qu’est-ce qui monte,
Chantions-nous, du sein des belles eaux profondes,
Qu’est-ce qui monte jusqu’à nous ? C’étaient des cimes,
Des cimes blanches qui montaient comme des cygnes,
C’étaient des neiges dans l’air rose, des nuages,
Se dissipant en fleurs, s’étendant en feuillages,
Une corbeille immense, un éclatant berceau,
Que d’invisibles mains élevaient sur les eaux ;
C’était une île sur les mers, une île pleine
De soleil, de bosquets de roses, de fontaines,
Qui naissait de l’abîme en sursaut de clartés.
D’un long souffle de fleurs tout l’air fut éventé.
Mille vagues, parmi leur rumeur éternelle,
S’en furent par le monde apporter la nouvelle,
Et soudain, dans un vol tournoyant d’ailes blanches,
Du fulgurant soleil descendirent tes anges.
Nous, immobiles, en silence, écoutions
Chanter la terre. Et vers le soir, dans les sillons
Des vagues d’où la lune humidement émane,
Vers le rivage heureux, doucement, nous glissâmes.
Et, nous haussant un peu sur les eaux, nous te vîmes
Sous un berceau léger de roses étendue,
Étincelante, pâle, ensommeillée, et nue.
Et ce réveil divin ! C’est le soir, l’air est doux ;
Dans l’ombre, autour de toi, tes anges à genoux.
Au-dessus de ton front, dans un fouillis de branches
Un ciel d’étoiles pâles et de roses blanches ;
Au loin, la mer, et nous. Et celles qui te veillent,
Soudain se lèvent, l’air frémit, et tu t’éveilles,
Tu ouvres tes grands yeux, pleins de songe, et tu dis :
Où suis-je ? Et une voix répond : Au paradis. »
 
Ô Sirènes, Sirènes !...
Que vous chantez bien,
Au rythme gai des flots,
Cette chanson des eaux,
Dont vos âmes sont faites, 
Et qu’elle est belle,
Sur vos lèvres,
Sa vérité nouvelle !
Mais est-ce vrai, dites-moi, que vous n’avez point d’âme ?
Connaissez-vous l’amour, connaissez-vous la mort ?
 
« Nous connaissons la vie, et nous ne savons pas
De paroles pour les choses qui ne sont pas.
Certes, nulle de nous n’a une âme. C’est elle,
La mer, qui est notre âme, et qui est éternelle ;
Nous ne sommes qu’un jeu de sa divinité.
Tu dis, en nous voyant dans l’humide clarté,
Étendues sur la vague ou le sable des grèves :
Elles dorment, elles reposent, elles rêvent...
Mais c’est la mer qui rêve, et c’est elle qui dort ;
Et s’il semble que nous chantions, c’est elle encore
Qui chante, car elle est notre voix, notre rire,
Comme c’est elle en nous qui pleure et qui soupire.
La sirène n’est qu’une apparence, un rayon,
Ou quelque vague à sa surface, ou quelque son,
Quelque illusoire fleur.
                                          Parfois, les nuits de lune,
Nous glissons sous la vague phosphoreuse, et l’une
Désire l’autre, et cherche, aux profondeurs des flots,
Celle dont le parfum fit plus tièdes les eaux,
Et dont le cri voilé lointainement appelle.
Et, soudain, toutes deux se trouvent et se mêlent,
Comme deux vagues qui se rencontrent et roulent
Ensemble, écument, crient, éclatent et s’écroulent,
Et sans doute est-ce là ce que l’on nomme amour.
 
Comme sous un baiser, les vagues à l’entour
S’apaisent, l’aube naît, une haleine se lève ;
La vivante lumière a dissipé le rêve,
Les yeux couleur de mer dans la mer sont épars,
La clarté de ses eaux s’est faite leur regard.
On grandit dans les eaux, comme une fleur qui s’ouvre
On sent parmi la mer ses lèvres se dissoudre,
Ses mains s’étendre, et sa chevelure qui fond,
Comme un flot d’or dans l’onde ou comme un long rayon
On se sent une chose immense et qui respire,
Qui s’abaisse et s’élève, que le ciel attire,
Et qu’un souffle éparpille en écume de fleurs,
On est on ne sait quoi qui est toute la mer.
Et sans doute est-ce là ce qu’on nomme mourir.
 
Maintes s’attardent dans l’inexistence heureuse.
Mais on s’éveille un jour : une onde nébuleuse,
Qui s’épanouissait, soudain, revient sur soi ;
Une voix, confondue en l’unanime voix
Des choses, s’en sépare, et des lèvres ouvertes
Dans l’infini baiser des grandes vagues vertes,
Se replient doucement, comme des fleurs au soir ;
Un cœur, obscurément, commence à s’émouvoir
Dans le grand tremblement des flots qui s’ensoleillent
Un clair regard, comme une étoile, se réveille,
Et, tout à coup, des eaux profondes l’on renaît,
Joyeuse et rajeunie, et splendide, au sommet
D’une vague fuyante où la lumière joue,
Qui bondit sur la mer et qui semble la proue
Blanche et légère d’une écumante carène ! »
 
Vous êtes heureuses, ô mes sœurs, ô Sirènes,
Vous qui n’avez point d’âme,
Vous dont la grâce ignore
Jusqu’au nom même
De la mort,
Vous êtes heureuses !
Ma joie est triste, et vous envie.
Que votre chant est doux !
Tandis que vous chantez, Sirènes,
Je sens que mon cœur obscurci
M’entraîne vers la mer, aussi,
Séjour de mon enfance...
 
« La nuit tombe. Veux-tu redescendre avec nous,
En ce royaume dont l’obscure souvenance
Se réveille en ton âme ? Viens, descendre est doux,
Plus que le ciel lointain les profondeurs attirent.
Aux abîmes des eaux l’étoile de la terre
Brûle encore. Entends-tu ce chant mystérieux ?
C’est le battement sourd de ce grand cœur de feu,
Qui nous appelle et dont toute la mer palpite.
Déjà le grand sommeil nous envahit, viens vite...
Regarde, Ève, à tes yeux nous allons disparaître,
Et gaies, en nous jouant, certaines de renaître,
Mourir jusqu’à demain. Mais le doux chant qui fut,
Sache l’entendre encor quand nous ne serons plus.
Ne dis pas, tout à l’heure, en notre brève absence :
Hélas ! j’existe seule, et tout n’est qu’apparence,
Un rêve merveilleux visita mon sommeil ;
Mais, sous d’autres clartés que celle du soleil,
Un autre monde existe où d’autres Èves vivent.
Regarde : Rien n’échappe à la vue attentive
D’une âme radieuse. À peine il est tombé,
Sur la mer et sur notre éternelle présence,
Un voile de légère invisibilité.....
Adieu ! Et souviens-toi de nous dans le silence. »
 

Chanson d'Ève, 1904

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