Charles Cros(1842-1888) D’autrеs pоèmеs :Sоnnеt : Μоi, је vis lа viе à сôté... Sоnnеt : Jе sаis fаirе dеs vеrs pеrpétuеls. Lеs hоmmеs... Jе suis un hоmmе mоrt dеpuis plusiеurs аnnéеs... Sоnnеt : Vеnt d’été, tu fаis lеs fеmmеs plus bеllеs... оu еncоrе :Sоnnеt : Jе vоudrаis, еn grоupаnt dеs sоuvеnirs divеrs...
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Charles CrosLe Coffret de santal, 1873 ![]()
Au comte Ferdinand de Strada.
Les crépuscules du soir m’ont laissé tant de pierreries dans la mémoire, qu’il me suffit de prononcer ces mots « crépuscules du soir, splendeurs des couchants » pour évoquer à la fois les souvenirs solennels de vie antérieure et les ravissements de jeunesse enivrée.
Et puis, après le crépuscule, la douce nuit transparente ou bien encore la bonne nuit, épaisse comme des fourrures.
Alors, à Paris, le gaz s’allume. L’été, le gaz, brillant parmi les arbres des jardins, donne aux feuilles qu’on ne voit qu’en dessous, des tons verts et mats de décor de féerie. L’hiver, le gaz dans le brouillard raconte tous les délires du soir : le thé, le vin chaud dans les familles, la bière et les nuages de tabac dans les cafés, les orchestres qui font tourbillonner, à leur respiration vibrante, les élégances de toutes classes,
Ou encore la nuit de travail : la lampe, le coin du feu, aucune obsession bruyante.
Puis les étalages s’éteignent. Les réverbères officiels ont seuls le droit de jeter leur lueur austère.
Les passants deviennent plus rares. On rentre. Les uns pensent à la chambre tranquille, au lit à rideaux (bon endroit pour mourir) ; les autres regrettent l’agitation interrompue et s’étourdissent de chants et de cris en plein air. Quelques querelles d’ivrognes.
Des dames en capeline sortent des soirées honnêtes ; des vendeuses de volupté chuchotent leurs offres, modestes à cause de l’heure avancée.
On marche. On écoute ses propres pas. Tout le monde est rentré. Les bouchers, ensommeillés, reçoivent d’énormes moitiés de bœufs, des moutons entrouverts et raidis.
Tout le monde est chez soi, égoïstement et lourdement endormi. Où aller ? Tout endroit hospitalier est fermé. Les feux sont éteints. À peine trouverait-on quelques brins de braises dans les cendres des foyers refroidis.
(Dans la vie antique, c’est à cette heure-là que les dormeurs des orgies se font éveiller par les esclaves. On remet de l’huile aux lampes mourantes. On sert à boire. On s’agite. On chante. Mais c’est pour oublier la mortelle influence qui est sur la maison. Aussi les plus forts sont pâles, bleuâtres, des frissons indomptables traversent leurs os.)
Les transparences de la nuit deviennent dures ou se voilent de brume. Oh ! il vaut mieux marcher. Où aller ? C’est l’heure froide.
Minuit est la limite fictive, astronomique, entre la veille et le lendemain. Mais l’heure froide est l’instant vrai, humain où un autre jour va venir. Il semble qu’à cette heure, il soit mis en question pour chaque être, si ce jour qui vient s’ajoutera à ceux qu’il a déjà vécus ou si le compte en est fini pour lui.
Alors être seul chez soi, sans dormir, c’est l’horreur. Il semble que l’ange de la mort plane sur les hommes, profitant de leur sommeil implacable pour choisir sa proie pendant que nul ne s’en doute.
Oh ! oui, à cette heure-là, on étoufferait, on râlerait, on sentirait son cœur se rompre et le sang tiède, fade, monter à la gorge, dans un dernier spasme, que personne ne pourrait entendre, ne voudrait sortir du sommeil pesant et sans rêves qui empêche les terrestres de sentir l’heure froide.
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