Vos marins de quinquets à l’Opéra... comique,
Sous un frac en bleu-ciel jurent « Mille sabords ! »
Et, sur les boulevards, le survivant chronique
Du Vengeur vend l’onguent à tuer les rats morts.
Le Jûn’homme infligé d’un bras — même en voyage —
Infortuné, chantant par suite de naufrage ;
La femme en bain de mer qui tord ses bras au flot ;
Et l’amiral *** — Ce n’est pas matelot !
— Matelots — quelle brusque et nerveuse saillie
Fait cette Race à part sur la race faillie !
Comme ils vous mettent tous, terriens, au même sac !
— Un curé dans ton lit, un’ fill’ dans mon hamac ! —
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
— On ne les connaît pas, ces gens à rudes nœuds.
Ils ont le mal de mer sur vos planchers à bœufs ;
À terre — oiseaux palmés — ils sont gauches et veûles.
Ils sont mal culottés comme leurs brûle-gueules.
Quand le roulis leur manque... ils se sentent rouler :
— À terre, on a beau boire, on ne peut désoûler !
— On ne les connaît pas. — Eux : que leur fait la terre ?...
Une relâche, avec l’hôpital militaire,
Des filles, la prison, des horions, du vin...
Le reste : Eh bien, après ? — Est-ce que c’est marin ?...
— Eux ils sont matelots. — À travers les tortures,
Les luttes, les dangers, les larges aventures,
Leur face-à-coups-de-hache a pris un tic nerveux
D’insouciant dédain pour ce qui n’est pas Eux...
C’est qu’ils se sentent bien, ces chiens ! Ce sont des mâles !
— Eux : l’Océan ! — et vous : les plates-bandes sales ;
Vous êtes des terriens, en un mot, des troupiers :
— De la terre de pipe et de la sueur de pieds ! —
Eux sont les vieux-de-cale et les frères-la-côte,
Gens au cœur sur la main, et toujours la main haute ;
Des natures en barre ! — Et capables de tout...
— Faites-en donc autant !... — Ils sont de mauvais goût...
— Peut-être... Ils ont chez vous des amours tolérées
Par un grippe-Jésus[1] accueillant leurs entrées...
— Eh ! faut-il pas du cœur au ventre quelque part,
Pour entrer en plein jour là — bagne-lupanar,
Qu’ils nomment le Cap-Horn, dans leur langue hâlée :
— Le cap Horn, noir séjour de tempête grêlée —
Et se coller en vrac, sans crampe d’estomac,
De la chair à chiquer — comme un nœud de tabac !
Jetant leur solde avec leur trop-plein de tendresse,
À tout vent ; ils vont là comme ils vont à la messe...
Ces anges mal léchés, ces durs enfants perdus !
— Leur tête a du requin et du petit-Jésus.
Ils aiment à tout crin : Ils aiment plaie et bosse,
La Bonne-Vierge, avec le gendarme qu’on rosse ;
Ils font des vœux à tout... mais leur vœu caressé
A toujours l’habit bleu d’un Jésus-christ[2] rossé.
— Allez : ce franc cynique a sa grâce native...
Comme il vous toise un chef, à sa façon naïve !
Comme il connaît son maître : — Un d’un seul bloc de bois !
— Un mauvais chien toujours qu’un bon enfant parfois !
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
— Allez : à bord, chez eux, ils ont leur poésie !
Ces brutes ont des chants ivres d’âme saisie
Improvisés aux quarts sur le gaillard-d’avant...
— Ils ne s’en doutent pas, eux, poème vivant.
— Ils ont toujours, pour leur bonne femme de mère,
Une larme d’enfant, ces héros de misère ;
Pour leur Douce-Jolie, une larme d’amour !...
Au pays — loin — ils ont, espérant leur retour,
Ces gens de cuivre rouge, une pâle fiancée
Que, pour la mer jolie, un jour ils ont laissée.
Elle attend vaguement... comme on attend là-bas.
Eux ils portent son nom tatoué sur leur bras.
Peut-être elle sera veuve avant d’être épouse...
— Car la mer est bien grande et la mer est jalouse. —
Mais elle sera fière, à travers un sanglot,
De pouvoir dire encore : — Il était matelot !...
— C’est plus qu’un homme aussi devant la mer géante,
Ce matelot entier !...
Piétinant sous la plante
De son pied marin le pont près de crouler ;
Tiens bon ! Ça le connaît, ça va le désoûler.
Il finit comme ça, simple en sa grande allure,
D’un bloc : — Un trou dans l’eau, quoi !... pas de fioriture. —
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
On en voit revenir pourtant : bris de naufrage,
Ramassis de scorbut et hachis d’abordage...
Cassés, défigurés, dépaysés, perclus :
— Un œil en moins. — Et vous, en avez-vous en plus :
— La fièvre-jaune. — Eh bien, et vous, l’avez-vous rose ?
— Une balafre. — Ah, c’est signé !...C’est quelque chose !
— Et le bras en pantenne. — Oui, c’est un biscaïen,
Le reste c’est le bel ouvrage au chirurgien.
— Et ce trou dans la joue ? — Un ancien coup de pique.
— Cette bosse ? — À tribord ?... excusez : c’est ma chique.
— Ça ? — Rien : une foutaise, un pruneau dans la main,
Ça sert de baromètre, et vous verrez demain :
Je ne vous dis que ça, sûr ! quand je sens ma crampe...
Allez, on n’en fait plus de coques de ma trempe !
On m’a pendu deux fois... —
Et l’honnête forban
Creuse un bateau de bois pour un petit enfant.
— Ils durent comme ça, reniflant la tempête
Riches de gloire et de trois cents francs de retraite,
Vieux culots de gargousse, épaves de héros !...
— Héros ? — ils riraient bien !... — Non merci : matelots !
— Matelots ! — Ce n’est pas vous, jeunes mateluches,
Pour qui les femmes ont toujours des coqueluches...
Ah, les vieux avaient de plus fiers appétits !
En haussant leur épaule ils vous trouvent petits.
À treize ans ils mangeaient de l’Anglais, les corsaires !
Vous, vous n’êtes que des pelletas militaires...
Allez, on n’en fait plus de ces purs, premier brin !
Tout s’en va... tout ! La mer... elle n’est plus marin !
De leur temps, elle était plus salée et sauvage.
Mais, à présent, rien n’a plus de pucelage...
La mer... La mer n’est plus qu’une fille à soldats !...
— Vous, matelots, rêvez, en faisant vos cent pas
Comme dans les grands quarts... Paisible rêverie
De carcasse qui geint, de mât craqué qui crie...
— Aux pompes !...
— Non... fini ! — Les beaux jours sont passés :
— Adieu mon beau navire aux trois mâts pavoisés !
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Tel qu’une vieille coque, au sec et dégréée,
Où vient encor parfois clapoter la marée :
Âme-de-mer en peine est le vieux matelot
Attendant, échoué... — quoi : la mort ?
— Non, le flot.

Île d’Ouessant. — Avril.
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[1] Grippe-Jésus : petit nom marin du gendarme.
[2] Jésus-Christ : du même au même.
