François Coppée

Le Reliquaire, 1866


Les Aïeules


 

À madame Judith Mendès.


À la fin de juillet les villages sont vides.
Depuis longtemps déjà des nuages livides,
Menaçant d’un prochain orage à l’occident,
Conseillaient la récolte au laboureur prudent.
Donc voici la moisson, et bientôt la vendange ;
On aiguise les faux, on prépare la grange,
Et tous les paysans, dès l’aube rassemblés,
Joyeux vont à la fête opulente des blés.
Or, pendant tout ce temps de travail, les aïeules
Au village, devant les portes, restent seules,
Se chauffant au soleil et branlant le menton,
Calmes et les deux mains jointes sur leur bâton ;
Car les travaux des champs leur ont courbé la taille.
Avec leur long fichu peint de quelque bataille,
Leur jupe de futaine et leur grand bonnet blanc,
Elles restent ainsi tout le jour sur un banc,
Heureuses, sans penser peut-être et sans rien dire,
Adressant un béat et mystique sourire
Au clair soleil qui dore au loin le vieux clocher
Et mûrit les épis que leurs fils vont faucher.
 
Ah ! c’est la saison douce et chère aux bonnes vieilles !
Les histoires autour du feu, les longues veilles
Ne leur conviennent plus. Leur vieux mari, l’aïeul,
Est mort, et, quand on est très-vieux, on est tout seul :
La fille est au lavoir, le gendre est à sa vigne.
On vous laisse ; et pourtant encore on se résigne,
S’il fait un beau soleil aux rayons réchauffants.
 
Elles aimaient naguère à bercer les enfants.
Le cœur des vieilles gens, surtout à la campagne,
Bat lentement et très-volontiers s’accompagne
Du mouvement rythmique et calme des berceaux.
Mais les petits sont grands aujourd’hui ; ces oiseaux
Ont pris leur vol ; ils n’ont plus besoin de défense ;
Et voici, que les vieux, dans leur seconde enfance,
N’ont même plus, hélas ! ce suprême jouet.
 
Elles pourraient encor bien tourner le rouet ;
Mais sur leurs yeux pâlis le temps a mis son voile ;
Leurs maigres doigts sont las de filer de la toile ;
Car de ces mêmes mains, que le temps fait pâlir,
Elles ont déjà dû souvent ensevelir
Des chers défunts la froide et lugubre dépouille
Avec ce même lin filé par leur quenouille.
 
Mais ni la pauvreté constante, ni la mort
Des troupeaux, ni le fils aîné tombant au sort,
Ni la famine après les mauvaises récoltes,
Ni les travaux subis sans cris et sans révoltes,
Ni la fille, servante au loin, qui n’écrit pas,
Ni les mille tourments qui font pleurer tout bas,
En cachette, la nuit, les craintives aïeules,
Ni la foudre du ciel incendiant les meules,
Ni tout ce qui leur parle encore du passé
Dans l’étroit cimetière à l’église adossé
Où vont jouer les blonds enfants après l’école,
Et qui cache, parmi l’herbe et la vigne folle,
Plus d’une croix de bois qu’elles connaissent bien,
Rien n’a troublé leur cœur héroïque et chrétien.
Et maintenant, à l’âge où l’âme se repose,
Elles ne semblent pas désirer autre chose
Que d’aller, en été, s’asseoir, vers le midi,
Sur quelque banc de pierre au soleil attiédi,
Pour regarder d’un œil plein de sereine extase
Les canards bleus et verts caquetant dans la vase,
Entendre la chanson des laveuses et voir
Les chevaux de labour descendre à l’abreuvoir.
Leur sourire d’enfant et leur front blanc qui tremble
Rayonnent de bien-être et de candeur ; il semble
Qu’elles ne songent plus à leurs chagrins passés,
Qu’elles pardonnent tout, et que c’est bien assez
Pour elles que d’avoir, dans leurs vieilles années,
Les peines d’autrefois étant bien terminées,
Et pour donner la joie à leurs quatre-vingts ans,
Le grand soleil, ce vieil ami des paysans.
 

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