Paul Claudel

Connaissance de l'Est, 1907


Vers la montagne

Sortant pieds nus sous la vérandah, je regarde vers la gauche : au front du mont, parmi les nues bouleversées, une touche de phosphore indique l’aube. Le mouvement des lampes par la maison, le manger dans l’ensommeillé et gourd, les paquets que l’on arrime : en route. Par la côte roide nous plongeons dans le faubourg indigène.

C’est l’heure indécise où les villes se réveillent. Déjà les cuisiniers de plein vent allument le feu sous les poêles : déjà au fond de quelques boutiques un vacillant lumignon éclaire des membres nus. Malgré les planches garnies de pointes qu’on a posées à plat sur les devantures, en suspens sur les corniches, rapetassés dans les encoignures, à toutes les places libres, des gens gisent et dorment. L’un, à demi réveillé, se grattant le côté du ventre, nous regarde d’un œil vide et bée d’un air de délice ; l’autre dort si serré qu’on dirait qu’il colle à la pierre. Quelqu’un, la jambe de son pantalon retroussée jusqu’à la hanche et montrant le vésicatoire qu’il porte fixé par une feuille sur le plat de la fesse, pisse contre son mur près de sa porte ouverte ; une vieille qui a l’air vêtue de ces peaux qui se forment sur les eaux croupies peigne à deux mains son crâne galeux. Et enfin je me rappellerai ce mendiant à tête de cannibale, la touffe sauvage de la chevelure hérissée comme un buisson noir, qui, dressant droit un genou sec, gisait à plat sous le petit jour.

Rien de plus étrange qu’une ville à cette heure que l’on dort. Ces rues semblent des allées de nécropoles, ces demeures aussi abritent le sommeil, et tout, du fait de sa fermeture, me paraît solennel et monumental. Cette singulière modification qui paraît sur le visage des morts, chacun la subit dans le sommeil où il est enseveli. Comme un petit enfant aux yeux sans prunelles qui gémit et pétrit d’une faible main la gorge de sa nourrice, l’homme qui dort avec un grand soupir remord à la terre profonde. Tout est silencieux, car c’est l’heure où la terre donne à boire et nul de ses enfants en vain ne s’est repris à son sein libéral ; le pauvre et le riche, l’enfant et le vieillard, le juste et le coupable, et le juge avec le prisonnier, et l’homme comme les animaux, tous ensemble, comme de petits frères, ils boivent ! Tout est mystère, car voici l’heure où l’homme communique avec sa mère. Le dormeur dort et ne peut se réveiller, il tient au pis et ne lâche point prise, cette gorgée encore est à lui.

La rue sent toujours son odeur de crasse et de cheveu.

Cependant les maisons deviennent plus rares. L’on rencontre des groupes de banyans, et dans l’étang qu’ils ombragent un gros buffle dont on ne voit que l’échiné et la tête coiffée du croissant démesuré des cornes dirige sur nous ses yeux avec stupeur. Nous longeons les files de femmes qui vont aux champs ; quand l’une rit, son rire se propage en s’affaiblissant sur les quatre faces qui la suivent et s’efface à la cinquième. À l’heure où le premier trait du soleil traverse l’air virginal, nous gagnons l’étendue vaste et vide, et laissant derrière nous un chemin tortueux, nous nous dirigeons vers la montagne à travers les champs de riz, de tabac, de haricots, de citrouilles, de concombres et de cannes à sucre.


Commentaire (s)
Votre commentaire :
Nom : *
eMail : * *
Site Web :
Commentaire * :
pèRE des miséRablEs : *
* Information requise.   * Cette adresse ne sera pas publiée.
 


Mon florilège

(Tоuriste)

(Les textes et les auteurs que vous aurez notés apparaîtront dans cette zone.)

Compte lecteur

Se connecter

Créer un compte

Agora

Évаluations récеntes
☆ ☆ ☆ ☆ ☆

Jасоb : Lе Dépаrt

Βеrtrаnd : Μоn Βisаïеul

Ρоnсhоn : Lе Gigоt

Lа Fоntаinе : Lе Сhаrtiеr еmbоurbé

Jасоb : Silеnсе dаns lа nаturе

Βоilеаu : Sаtirе VΙΙΙ : «Dе tоus lеs аnimаuх qui s’élèvеnt dаns l’аir...»

Sigоgnе : «Се соrps défiguré, bâti d’оs еt dе nеrfs...»

Du Βеllау : «Соmtе, qui nе fis оnс соmptе dе lа grаndеur...»

Βаudеlаirе : Αu Lесtеur

Сhrеtiеn dе Τrоуеs : «Се fut аu tеmps qu’аrbrеs flеurissеnt...»

Τоulеt : «Dаns lе lit vаstе еt dévаsté...»

Riсtus : Jаsаntе dе lа Viеillе

☆ ☆ ☆ ☆

Lаfоrguе : Соmplаintе d’un аutrе dimаnсhе

Vеrlаinе : Lе Dеrniеr Dizаin

Νоël : Visiоn

Siеfеrt : Vivеrе mеmеntо

Dеshоulièrеs : Sоnnеt burlеsquе sur lа Ρhèdrе dе Rасinе

Τоulеt : «Τоi qui lаissеs pеndrе, rеptilе supеrbе...»

Siсаud : Lа Grоttе dеs Léprеuх

Соppéе : «Сhаmpêtrеs еt lоintаins quаrtiеrs, је vоus préfèrе...»

Cоmmеntaires récеnts

De Dаmе dе flаmmе sur Οisеаuх dе pаssаgе (Riсhеpin)

De Сurаrе- sur «Ιl n’еst riеn dе si bеаu соmmе Саlistе еst bеllе...» (Μаlhеrbе)

De Сосhоnfuсius sur Lа Соlоmbе pоignаrdéе (Lеfèvrе-Dеumiеr)

De Сосhоnfuсius sur Lе Саuсhеmаr d’un аsсètе (Rоllinаt)

De Сосhоnfuсius sur «Μаrs, vеrgоgnеuх d’аvоir dоnné tаnt d’hеur...» (Du Βеllау)

De Xi’аn sur Lе Gigоt (Ρоnсhоn)

De Jаdis sur «Lе Sоlеil l’аutrе јоur sе mit еntrе nоus dеuх...» (Rоnsаrd)

De Jаdis sur «Qu’еst-се dе vоtrе viе ? unе bоutеillе mоllе...» (Сhаssignеt)

De Dаmе dе flаmmе sur À sоn lесtеur : «Lе vоilà сеt аutеur qui sаit pinсеr еt rirе...» (Dubоs)

De Yеаts sur Ρаul-Jеаn Τоulеt

De Ιо Kаnааn sur «Μаîtrеssе, quаnd је pеnsе аuх trаvеrsеs d’Αmоur...» (Rоnsаrd)

De Rоzès sur Μédесins (Siсаud)

De Dаmе dе flаmmе sur «Hélаs ! vоiсi lе јоur quе mоn mаîtrе оn еntеrrе...» (Rоnsаrd)

De Jаdis sur «J’аdоrе lа bаnliеuе аvес sеs сhаmps еn friсhе...» (Соppéе)

De Rоzès sur Lе Сhеmin dе sаblе (Siсаud)

De Sеzоr sur «Jе vоudrаis biеn êtrе vеnt quеlquеfоis...» (Durаnt dе lа Βеrgеriе)

De KUΝG Lоuisе sur Villе dе Frаnсе (Régniеr)

De Сurаrе- sur «Épоuvаntаblе Νuit, qui tеs сhеvеuх nоirсis...» (Dеspоrtеs)

De Xi’аn sur Jеhаn Riсtus

De Villеrеу јеаn -pаul sur Détrеssе (Dеubеl)

De ΒооmеrаngΒS sur «Βiеnhеurеuх sоit lе јоur, еt lе mоis, еt l’аnnéе...» (Μаgnу)

Plus de commentaires...

Flux RSS...

Ce site

Présеntаtion

Acсuеil

À prоpos

Cоntact

Signaler une errеur

Un pеtit mоt ?

Sоutien

Fаirе un dоn

Librairiе pоétique en lignе