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Paul ClaudelConnaissance de l'Est, 1907
Le palais de la Corporation Cantonaise a le recoin de son dieu d’or, sa salle intérieure, où de grands sièges placés avec solennité au milieu invitent, moins au repos, vacants, qu’ils ne l’indiquent, et, comme les clubs européens disposent d’une bibliothèque, on a, de l’autre côté de la cour qui précède tout l’édifice, établi avec parade et pompe le théâtre. C’est, en retrait entre deux bâtiments, une terrasse de pierre : bloc haut et droit, et constituée de la seule différence de son niveau, la scène entre les coulisses et la foule dont elle surpasse la tête établit sa marche vaste et plate. Une toiture carrée l’obombre et la consacre comme un dais ; un second portique qui la précède et l’encadre de ses quatre piliers de granit lui confère la solennité et la distance. La comédie y évolue, la légende s’y raconte elle-même, la vision de la chose qui fut s’y révèle dans un roulement de tonnerre. Le rideau, comparable à ce voile qu’est la division du sommeil, ici n’existe pas. Mais, comme si chacun, y arrachant son lambeau, s’était pris dans l’infranchissable tissu, dont les couleurs et l’éclat illusoire sont comme la livrée de la nuit, chaque personnage dans sa soie ne manifeste rien de lui-même que le mouvement dont il bouge ; sous le plumage de son rôle, la tête coiffée d’or, la face cachée sous le fard et le masque, ce n’est plus qu’un geste et une voix. L’empereur pleure sur son royaume, la princesse injustement accusée fuit chez les monstres et les sauvages, les armées défilent, les combats se livrent, les années et les distances d’un geste s’effacent, les débats s’engagent devant les vieillards, les dieux descendent, le démon surgit d’un pot. Mais jamais, comme engagé dans l’exécution d’un chant ou d’une multiple danse, aucun des personnages pas plus que de cela qui le vêt, ne sort du rythme et de la mélopée générale qui mesure les distances et règle les évolutions. L’orchestre par derrière, qui tout au long de la pièce mène son tumulte évocatoire, comme si, tels que les essaims d’abeilles qu’on rassemble en heurtant un chaudron, les phantasmes scéniques devaient se dissiper avec le silence, a moins le rôle musical qu’il ne sert de support à tout, jouant, pour ainsi dire le souffleur, et répondant pour le public. C’est lui qui entraîne ou ralentit le mouvement, qui relève d’un accent plus aigu le discours de l’acteur, ou qui, se soulevant derrière lui, lui en renvoie, aux oreilles, la bouffée et la rumeur. Il y a des guitares, des morceaux de bois, que l’on frappe comme des tympans, que l’on heurte comme des castagnettes, une sorte de violon monocorde qui, comme un jet d’eau dans une cour solitaire, du filet de sa cantilène plaintive soutient le développement de l’élégie ; et enfin, dans les mouvements héroïques, la trompette. C’est une sorte de bugle à pavillon de cuivre, dont le son chargé d’harmoniques a un éclat incroyable et un mordant terrible. C’est comme un cri d’âne, comme une vocifération dans le désert, une fanfare vers le soleil, une clameur éructée d’un cartilage d’éléphant ! Mais la place principale est tenue par les gongs et cymbales dont le tapage discordant excite et prépare les nerfs, assourdit la pensée qui, dans une sorte de sommeil, ne vit plus que du spectacle qui lui est présenté. Cependant, sur le côté de la scène, suspendus dans des cages de jonc, deux oiseaux, pareils à des tourterelles (ce sont, paraît-il, des Pelitze, ils viennent de Tientsin), rivalisant innocemment avec le vacarme où ils baignent, filent un chant d’une douceur céleste. La salle sous le second portique et la cour tout entière sont emplies exactement d’une tarte de têtes vivantes, d’où émergent les piliers et les deux lions de grès à gueules de crapauds que coiffent des enfants assis. C’est un pavage de crânes et de faces rondes et jaunes, si dru qu’on ne voit pas les membres et les corps ; tous adhèrent, les cœurs du tas battant l’un contre l’autre. Cela oscille et d’un seul mouvement, tantôt tendant un rang de bras, est projeté contre la paroi de pierre de la scène, tantôt recule et se dérobe par les côtés. Aux galeries supérieures, les riches et les mandarins fument leurs pipes et boivent le thé dans des tasses à soucoupes de cuivre, envisageant comme des dieux le spectacle et les spectateurs. Comme les acteurs sont cachés dans leur robe, c’est ainsi, comme s’il se passait dans son sein même, que le drame s’agite sous l’étoffe vivante de la foule.
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