Paul Claudel


Le Fleuve

Du fleuve vaste et jaune mes yeux se reportent sur le sondeur accroché au flanc du bateau, qui, d’un mouvement régulier faisant tourner la ligne à son poing, envoie le plomb à plein vol au travers de ce flot tourbeux.

Comme s’allient les éléments du parallélogramme, l’eau exprime la force d’un pays résumé dans ses lignes géométriques. Chaque goutte est le calcul fugace, l’expression à raison toujours croissante de la pente circonférencielle, et, d’une aire donnée ayant trouvé le point le plus bas, un courant se forme, qui d’un poids plus lourd fuit vers le centre plus profond d’un cercle plus élargi. Celui-ci est immense par la force et par la masse. C’est la sortie d’un monde, c’est l’Asie en marche qui débouche. Puissant comme la mer, cela va quelque part et tient à quelque chose. Point de branches ni d’affluents, la coulée est unique ; nous aurons beau remonter des jours, je n’atteins point la fourche, et toujours devant nous, d’une poussée volumineuse ouvrant largement la terre par le milieu, le fleuve interrompt d’une égale coupure l’horizon d’ouest.

Toute eau nous est désirable ; et, certes, plus que la mer vierge et bleue, celle-ci fait appel à ce qu’il y a en nous entre la chair et l’âme, notre eau humaine chargée de vertu et d’esprit, le brûlant sang obscur. Voici l’une des grandes veines ouvrières du monde, l’un des troncs de distribution de la vie, je sens marcher sous moi le plasma qui travaille et qui détruit, qui charrie et qui façonne. Et, tandis que nous remontons cela d’énorme qui fond sur nous du ciel gris et qu’engloutit notre route, c’est la terre tout entière que nous accueillons, la Terre de la Terre, l’Asie, mère de tous les hommes, centrale, solide, primordiale : ô abondance du sein ! Certes, je le vois, et c’est en vain que l’herbe partout le dissimule, j’ai pénétré ce mystère : comme une eau par sa pourpre atteste la blessure irrécusable, la Terre a imprégné celle-ci de sa substance : il n’est de rien matière que l’or seul.

Le ciel est bas, les nuées filent vers le Nord ; à ma droite et à ma gauche, je vois une sombre Mésopotamie. Point de villages ni de cultures ; à peine, çà et là, entre les arbres dépouillés, quatre, cinq huttes précaires, quelques engins de pêche sur la berge, une barque ruineuse qui vogue, vaisseau de misère arborant pour voile une loque. L’extermination a passé sur ce pays, et ce fleuve qui roule à pleins bords la vie et la nourriture n’arrose pas une région moins déserte que n’en virent ces eaux issues du Paradis, alors que l’homme, ayant perforé une corne de bœuf, fit entendre pour la première fois ce cri rude et amer dans des campagnes sans écho.


Connaissance de l'Est, 1907

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