Paul Claudel

Connaissance de l'Est, 1907


La Tombe

Au fronton du portail funèbre je lis l’intimation de mettre pied à terre ; à ma droite quelques débris sculptés dans les roseaux, et l’inscription sur un formidable quartier de granit noir avec inanité détaille la législation de la sépulture ; une menace interrompue par la mousse interdit de rompre les vases, de pousser des cris, de ruiner les citernes lustrales.

Il est certainement plus de deux heures, car au tiers déjà du ciel blafard j’aperçois le soleil terne et rond. Je puis jusqu’au mont droit embrasser la disposition de la nécropole, et, préparant mon cœur, par la route des funérailles, je me mets en marche au travers de ce lieu réservé à la mort, lui-même défunt.

Ce sont d’abord, l’une après l’autre, deux montagnes carrées de briques. L’évidement central s’ouvre par quatre arches sur les quatre points cardinaux. La première de ces salles est vide ; dans la seconde une tortue de marbre géante, si haute que de la main je puis à peine atteindre à sa tête moustachue, supporte la stèle panégyrique. « Voici le porche et l’apprentissage de la terre ; c’est ici », dis-je, « que la mort faisait halte sur un double seuil et que le maître du monde, entre les quatre horizons et le ciel, recevait un suprême hommage. »

Mais à peine suis-je sorti par la porte septentrionale (ce n’est pas en vain que je franchis ce ruisseau), je vois devant moi s’ouvrir le pays des Mânes.

Car, formant une allée de leurs couples alternatifs, à mes yeux s’offrent de monstrueux animaux. Face à face, répétant successivement agenouillés et debout, leurs paires, béliers, chevaux unicornes, chameaux, éléphants, jusqu’à ce tournant où se dérobe la suite de la procession, les blocs énormes et difformes se détachent sur le triste herbage. Plus loin sont rangés les mandarins militaires et civils. Aux funérailles du Pasteur les animaux et les hommes ont député ces pierres. Et comme nous avons franchi le seuil de la vie, plus de véracité ne saurait convenir à ces simulacres.

Ici, ce large tumulus qui cache, dit-on, les trésors et les os d’une dynastie plus antique, cessant de barrer le passage, la voie se retourne vers l’est. Je marche maintenant au milieu des soldats et des ministres. Les uns sont entiers et debout ; d’autres gisent sur la face ; un guerrier sans tête serre encore du poing le pommeau de son sabre. Et sur un triple pont la voie franchit le second canal.

Maintenant, par une série d’escaliers dont le bandeau médian divulgue encore le reptile impérial, je traverse le cadre ravagé des terrasses et des cours. C’est ici l’esplanade du souvenir, le vestige plat dont le pied humain en le quittant a enrichi le sol perpétuel, le palier du sacrifice, l’enceinte avec solennité où la chose abolie atteste, parmi ce qui est encore, qu’elle fut. Au centre le trône supporte, le baldaquin encore abrite l’inscription dynastique. Alentour les temples et les xénodoques ne forment plus qu’un décombre confus dans les ronces.

Et voici, devant moi, la tombe.

Entre les avancements massifs des bastions carrés qui le flanquent, et derrière la tranchée profonde et définitive du troisième rû, un mur ne laisse point douter que ce soit ici le terme de la route. Un mur et rien qu’un mur, haut de cent pieds et large de deux cents. Meurtrie par l’usure des siècles, l’inexorable barrière montre une face aveugle et maçonnée. Seul dans le milieu de la base un trou rond, gueule de four ou soupirail de cachot. Ce mur est la paroi antérieure d’une sorte de socle trapézoédrique détaché du mont qui le surplombe. Au bas une moulure rentrante sous une corniche en porte-à-faux le dégage comme une console. Nul cadavre n’est si suspect que d’exiger sur lui l’asseoiement d’une pareille masse. C’est le trône de la Mort même, l’exhaussement régalien du sépulcre.

Un couloir droit remontant en plan incliné traverse de part en part le tertre. Au bout il n’y a plus rien, que le mont même dont le flanc abrupt en lui recèle profondément le vieux Ming.

Et je comprends que c’est ici la sépulture de l’Athée. Le temps a dissipé les vains temples et couché les idoles dans la poudre. Et seule du lieu la disposition demeure avec l’idée. Les pompeux catafalques du seuil n’ont point retenu le mort, le cortège défunt de sa gloire ne le retarde pas ; il franchit les trois fleuves, il traverse le parvis multiple et l’encens. Ni ce monument qu’on lui a préparé ne suffit à le conserver ; il le troue et entre au corps même et aux œuvres de la terre primitive. C’est l’enfouissement simple, la jonction de la chair crue au limon inerte et compact ; l’homme et le roi pour toujours est consolidé dans la mort sans rêve et sans résurrection.

Mais l’ombre du soir s’étend sur le site farouche. Ô ruines ! la tombe vous a survécu, et à la mort même le signe parfait dans le brutal établissement de ce bloc.

Comme je m’en retourne parmi les colosses de pierre, je vois dans l’herbe flétrie un cadavre de cheval écorché qu’un chien dépèce. La bête me regarde en léchant le sang qui lui découle des babines, puis, appliquant de nouveau ses pattes sur l’échiné rouge, il arrache un long lambeau de chair. Un tas d’intestins est répandu à côté.


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