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Paul ClaudelConnaissance de l'Est, 1907
Au temps qu’il ne peut plus naviguer, le marin fait son lit près de la mer : et quand elle crie, comme une nourrice qui entend le petit enfant se plaindre, dans le milieu de la nuit il se lèvera pour voir, n’endurant plus de dormir. Moi de même, et comme une ville par ses secrets égouts, mon esprit, par la vertu vivante de ce liquide dont je suis compénétré, communique au mouvement des eaux. Durant que je parle, ou que j’écris, ou repose, ou mange, je participe à la mer qui m’abandonne ou qui monte. Et souvent à midi, citoyen momentané de cette berge commerciale, je viens voir ce que nous apporte le flot, la libration de l’Océan, résolue dans ce méat fluvial en un large courant d’eau jaune. Et j’assiste à la montée vers moi de tout le peuple de la Mer, la procession des navires remorqués par la marée comme sur une chaîne de toue ; les jonques ventrues tendant au vent de guingois, quatre voiles raides comme des pelles, celles de Foutchéou qui portent ficelé à chaque flanc un énorme fagot de poutres, puis, parmi l’éparpillement des sampans tricolores, les Géants d’Europe, les voiliers américains pleins de pétrole, et tous les chameaux de Madian, les cargos de Hambourg et de Londres, les colporteurs de la côte et des Iles. Tout est clair ; j’entre dans une clarté si pure que ni l’intime conscience, semble-t-il, ni mon corps n’y offrent résistance. Il fait délicieusement froid ; la bouche fermée, je respire le soleil, les narines posées sur l’air exhilarant. Cependant, midi sonne à la tour de la Douane, la boule du sémaphore tombe, tous les bateaux piquent l’heure, le canon tonne, l’Angélus tinte quelque part, le sifflet des manufactures longtemps se mêle au vacarme des sirènes. Toute l’humanité se recueille pour manger. Le sampanier à l’arrière de sa nacelle, soulevant le couvercle de bois, surveille d’un œil bien content la maturité de son fricot ; les grands coulis déchargeurs empaquetés d’épaisses loques, la palanche sur l’épaule comme une pique, assiègent les cuisines en plein vent, et ceux qui sont déjà servis, assis sur le rebord de la brouette à roue centrale, tout riants, la boule de riz fumante entre les deux mains, en éprouvent, du bout gourmand de la langue, la chaleur. Le niveau régulateur s’exhausse ; toutes les bondes de la Terre comblées, les fleuves suspendent leur cours, et mélangeant son sel à leurs sables, la mer à leur rencontre s’en vient boire tout entière à leurs bouches. C’est l’heure de la plénitude. Maintenant les canaux tortueux qui traversent la ville sont un long serpent de barques amalgamées qui s’avance dans les vociférations, et la dilatation des eaux irrésistibles détache de la boue, allège comme des bouchons les pontons et les corps-morts.
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