Paul Claudel


L’Arche d’or dans la forêt

Quand je quittai Yeddo, le grand soleil flamboyait dans l’air net ; à la fin de l’après-midi, arrivant à la jonction d’Utsonomiya, je vois que la nue offusque tout le couchant. Faite de grands cumulus amalgamés, elle présente cet aspect volumineux et chaotique qu’arrange parfois le soir, alors qu’un éclairage bas, comme un feu voilé de rampe, porte les ombres sur le champ nébuleux et accuse à rebours les reliefs. Sur le quai à cette minute assoupie et longtemps dans le train qui m’emporte vers l’Ouest, je suis le spectateur de la diminution du jour conjointe à l’épaississement graduel de la nue. J’ai d’un coup d’œil embrassé la disposition de la contrée. Au fond profondément d’obscures forêts et le repli de lourdes montagnes ; au-devant des banquettes détachées qui l’une derrière l’autre barrent la route comme des écrans espacés et parallèles. La terre, telle que les tranchées que nous suivons en montrent les couches, est d’abord un mince humus noir comme du charbon, puis du sable jaune, et enfin l’argile, rouge de soufre ou de cinabre. L’Averne devant nous s’ouvre et se déploie. Ce sol brûlé, ce ciel bas, cette amère clôture de volcans et de sapins, ne correspondent-ils pas à ce fond noir et nul sur lequel se lèvent les visions des songes ? Ainsi, avec une sagesse royale, l’antique shogun Ieyasu choisit ce lieu pour en superposer à l’ombre qu’il réintègre les ombrages, et, par la dissolution de son silence dans leur opacité, opérer la métamorphose du mort dans un dieu, selon l’association d’un temple à la sépulture.

La forêt des cryptomères est, au vrai, ce temple.

Hier, déjà, par ce sombre crépuscule, j’avais plusieurs fois coupé la double avenue de ces géants qui à vingt lieues de distance va chercher conduire, jusqu’au pont rouge, l’ambassadeur annuel qui porte les présents Impériaux à l’ancêtre. Mais ce matin, à l’heure où les premiers traits du soleil font paraître roses, dans le vent d’or qui les balaie, au-dessus de moi les bancs de sombre verdure, je pénètre dans la nef colossale qu’emplit délicieusement avec le froid de la nuit l’odeur pleine de la résine.

Le cryptomère ressort à la famille des pins, et les Japonais le nomment sengui. C’est un arbre très haut dont le fût, pur de toute inflexion et de tout nœud, garde une inviolable rectitude. On ne lui voit point de rameaux, mais çà et là ses feuillages, qui, selon le mode des pins, s’indiquent non par la masse et le relief, mais par la tache et le contour, flottent comme des lambeaux de noire vapeur autour du pilier mystique, et à une même hauteur, la forêt de ces troncs rectilignes se perd dans la voûte confuse et les ténèbres d’une inextricable frondaison. Le lieu est à la fois illimité et clos, préparé et vacant.

Les Maisons merveilleuses sont éparses par la futaie.

Je ne décrirai point tout le système de la Cité ombragée, telle que le plan en est sur mon éventail consigné d’un trait minutieux. Au milieu de la forêt monumentale, j’ai suivi les voies énormes que barre un torii écarlate ; à la cuve de bronze, sous un toit rapporté de la lune, j’ai empli ma bouche de la gorgée lustrale ; j’ai gravi les escaliers ; j’ai, mêlé aux pèlerins, franchi je ne sais quoi d’opulent et d’ouvert, porte au milieu de la clôture comme d’un rêve formée d’un pêle-mêle de fleurs et d’oiseaux ; j’ai, pieds nus, pénétré au cœur de l’or intérieur ; j’ai vu les prêtres au visage altier, coiffés du cimier de crin et revêtus de l’ample pantalon de soie verte, offrir le sacrifice du matin aux sons de la flûte et de l’orgue à bouche. Et la kagura sacrée sur son estrade, le visage encadré de la coiffe blanche, tenant dévotieusement entre ses mains la touffe d’or, le rameau glandifère, a pour moi exécuté la danse qui consiste à revenir toujours, à s’en aller, à revenir encore.

Au lieu que l’architecture chinoise a pour élément premier le baldaquin, les pans relevés sur des pieux de la tente pastorale : au Japon, le toit de tuiles ou celui, si puissant et si léger, d’écorce comme un épais feutre, ne fait voir qu’une courbure faible à ses angles : il n’est, dans son élégante puissance, que le couvercle, et toute la construction ici évolue de l’idée de boîte. Depuis le temps où Jingô Tennô sur sa flotte conquit les îles du Soleil-levant, le Japonais partout conserve la trace de la mer. Cette habitude de se trousser jusqu’aux reins, ces basses cabines qui sont sa demeure sur un sol mal sûr, l’habile multitude des petits objets et leur soigneux arrimage, l’absence de meubles, tout encore ne décèle-t-il pas la vie étroite du matelot sur sa planche précaire ? Et ces maisons de bois que voici, elles-mêmes, ne sont que l’habitacle agrandi de la galère et la caisse du palanquin. Les prolongements entrecroisés de la charpente, les brancards obliques dont les têtes ouvragées saillent aux quatre angles, encore, rappellent le caractère portatif. Parmi les colonnes du Temple, ce sont des arches déposées.

Maisons, oui ; le sanctuaire proprement est ici une maison. Plus haut sur le talus de la montagne on a relégué les ossements enfermés dans un cylindre de bronze. Mais, dans cette chambre, l’âme du mort, assise sur le nom inaltérable, continue dans l’obscurité de la splendeur close une habitation spectrale.

Inverse à l’autre procédé qui emploie et met en valeur, sans l’apport d’aucun élément étranger, la pierre et le bois, selon leurs vertus propres, l’artifice a été d’anéantir, ici, la matière. Ces cloisons, les parois de ces caisses, les parquets et les plafonds ne sont plus faits de poutres et de planches, mais d’une certaine conjuration d’images avec opacité. La couleur habille et pare le bois, la laque le noie sous d’impénétrables eaux, la peinture le voile sous ses prestiges, la sculpture profondément l’affouille et le transfigure. Les têtes d’ais, les moindres clous, dès qu’ils atteignent la surface magique, se couvrent d’arabesques et de guillochures. Mais comme sur les paravents on voit les arbres en fleur et les monts tremper dans une brume radieuse, ces palais émergent, tout entiers, de l’or. Aux toits, aux façades que frappe le plein jour, il avive seulement les arêtes d’éclairs épars, mais dans les constructions latérales il éclate par l’ombre en vastes pans ; et au-dedans les six parois de la boîte sont peintes également de la splendeur du trésor occulte, flambeau absent décelé par d’invariables miroirs.

Ainsi le magnifique Shogun n’habite point une maison de bois ; mais son séjour est au centre de la forêt l’abaissement de la gloire vespérale, et la vapeur ambrosienne fait résidence sous le rameau horizontal.

Par l’immense creux de la région, rempli comme le sommeil d’un dieu d’une mer d’arbres, la cascade éblouissante çà et là jaillit du feuillage confondu à sa rumeur nombreuse.


Connaissance de l'Est, 1907

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