Antoine de Bertin

Les Amours, 1780


L’Absence


 
L’astre brillant des nuits a fini sa carrière.
Je n’entends plus de chars ni de sourdes clameurs ;
Le calme règne au loin dans la nature entière ;
Tout dort ; le jaloux même a fermé sa paupière :
Et moi, je veille ; et moi, je verse encor des pleurs.
Voici l’heure paisible où l’esclave fidèle
Au chevet d’Eucharis me guidait par la main ;
Voici l’heure où, trompant un époux inhumain,
J’entrouvrais ses rideaux, et me glissais près d’elle.
En y songeant encore, immobile et tremblant
J’écoute : un rien accroît ma frayeur attentive ;
Et, pressant dans mes bras un oreiller brûlant,
Je crois encor presser mon amante craintive.
Fantômes amoureux, pourquoi me trompez-vous ?
Eucharis est absente, Eucharis m’est ravie ;
Eucharis, loin de moi, vers un ciel en courroux
Lève un front suppliant, et déteste la vie.
On dit qu’en s’éloignant, ses yeux pleins de langueur
Redemandaient aux Dieux l’objet de sa tendresse.
Périsse le premier dont l’injuste rigueur
A séparé l’amant de sa jeune maîtresse !
L’onde caresse en paix ses rivages chéris ;
Le lierre croît et meurt sur l’écorce du chêne ;
L’ormeau ne quitte point la vigne qui l’enchaîne :
Pourquoi faut-il toujours qu’on m’enlève Eucharis ?
Cher et cruel objet de plaisirs et d’alarmes,
Toi, qu’un père autrefois me défendit d’aimer,
Rappelle-toi combien tu m’as coûté de larmes !
Ah ! garde-moi ton cœur ; conserve-moi ces charmes
Que l’amour pour moi seul se plaisait à former,
Et qu’un barbare, hélas ! retient en sa puissance.
L’art d’écrire est, dit-on, l’art de tromper l’absence.
Écris-moi : tu le peux à la faveur des nuits.
Peins-moi ton désespoir et tes mortels ennuis.
Par le plus tendre amour que tes lignes tracées
Arrêtent mes regards, de tes pleurs effacées.
Crains d’oublier, surtout, en pliant le feuillet,
Ce cercle ingénieux qu’inventa ma tendresse,
Ce cercle où mille fois ta bouche enchanteresse
Déposa des baisers, qu’avec bien plus d’adresse,
Tout entiers, loin de toi, la mienne recueillait.
Un jour, peut-être, un jour, ô ma tant douce amie !
Quand la fidèle Oenone ouvrira tes volets,
Et qu’un songe amoureux, te présentant mes traits,
Fera couler l’espoir dans ton âme attendrie,
J’entrerai tout d’un coup sans me faire annoncer ;
Je paraîtrai tomber du céleste empyrée.
Du lit alors, pieds nus, légère à t’élancer,
Si, les cheveux épars, incertaine, égarée,
Tu cours, les bras tendus, à mon cou t’enlacer,
Mes vers du monde entier t’assurent les hommages ;
Vénus aura perdu ses honneurs immortels ;
Et les amants en foule, embrassant tes autels,
De lilas et de fleurs orneront tes images.
 

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