Baudelaire

[dans une lettre à Sainte-Beuve], 1844



Tous imberbes alors, sur les vieux bancs de chêne
Plus polis et luisants que des anneaux de chaîne,
Que, jour à jour, la peau des hommes a fourbis,
Nous traînions tristement nos ennuis, accroupis
Et voûtés sous le ciel carré des solitudes,
Où l’enfant boit, dix ans, l’âpre lait des études.
C’était dans ce vieux temps, mémorable et marquant,
Où forcés d’élargir le classique carcan,
Les professeurs, encor rebelles à vos rimes,
Succombaient sous l’effort de nos folles escrimes
Et laissaient l’écolier, triomphant et mutin,
Faire à l’aise hurler Triboulet en latin. —
Qui de nous en ces temps d’adolescences pâles,
N’a connu la torpeur des fatigues claustrales,
— L’œil perdu dans l’azur morne d’un ciel d’été,
Ou l’éblouissement de la neige, — guetté,
L’oreille avide et droite, — et bu, comme une meute,
L’écho lointain d’un livre, ou le cri d’une émeute ?
 
C’était surtout l’été, quand les plombs se fondaient,
Que ces grands murs noircis en tristesse abondaient,
Lorsque la canicule ou le fumeux automne
Irradiait les cieux de son feu monotone,
Et faisait sommeiller, dans les sveltes donjons,
Les tiercelets criards, effroi des blancs pigeons ;
Saison de rêverie, où la Muse s’accroche
Pendant un jour entier au battant d’une cloche ;
Où la Mélancolie, à midi, quand tout dort,
Le menton dans la main, au fond du corridor, —
L’œil plus noir et plus bleu que la Religieuse
Dont chacun sait l’histoire obscène et douloureuse,
— Traîne un pied alourdi de précoces ennuis,
Et son front moite encor des langueurs de ses nuits.
 
— Et puis venaient les soirs malsains, les nuits fiévreuses,
Qui rendent de leurs corps les filles amoureuses,
Et les font, aux miroirs, — stérile volupté, —
Contempler les fruits mûrs de leur nubilité, —
Les soirs italiens, de molle insouciance,
— Qui des plaisirs menteurs révèlent la science,
— Quand la sombre Vénus, du haut des balcons noirs,
Verse des flots de musc de ses frais encensoirs. —
 
.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  . 
 
Ce fut dans ce conflit de molles circonstances,
Mûri par vos sonnets, préparés par vos stances,
Qu’un soir, ayant flairé le livre et son esprit,
J’emportai sur mon cœur l’histoire d’Amaury.
Tout abîme mystique est à deux pas du doute. —
Le breuvage infiltré lentement, goutte à goutte,
En moi qui, dès quinze ans, vers le gouffre entraîné,
Déchiffrais couramment les soupirs de René,
Et que de l’inconnu la soif bizarre alterre,
— A travaillé le fond de la plus mince artère. —
J’en ai tout absorbé, les miasmes, les parfums,
Le doux chuchotement des souvenirs défunts,
Les longs enlacements des phrases symboliques,
— Chapelets murmurants de madrigaux mystiques ;
— Livre voluptueux, si jamais il en fut. —
 
Et depuis, soit au fond d’un asile touffu,
Soit que, sous les soleils des zones différentes,
L’éternel bercement des houles enivrantes,
Et l’aspect renaissant des horizons sans fin
Ramenassent ce cœur vers le songe divin, —
Soit dans les lourds loisirs d’un jour caniculaire,
Ou dans l’oisiveté frileuse de frimaire, —
Sous les flots du tabac qui masque le plafond,
J’ai partout feuilleté le mystère profond
De ce livre si cher aux âmes engourdies
Que leur destin marqua des mêmes maladies,
Et, devant le miroir, j’ai perfectionné
L’art cruel qu’un démon, en naissant, m’a donné,
— De la douleur pour faire une volupté vraie, —
D’ensanglanter un mal et de gratter sa plaie.
 
Poète, est-ce une injure ou bien un compliment ?
Car je suis vis à vis de vous comme un amant
En face du fantôme, au geste plein d’amorces,
Dont la main et dont l’œil ont, pour pomper les forces,
Des charmes inconnus. — Tous les êtres aimés
Sont des vases de fiel qu’on boit, les yeux fermés,
Et le cœur transpercé, que la douleur allèche,
Expire chaque jour en bénissant sa flèche.
 

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