Marcel Schwob(1867-1905) |
Marcel SchwobLe Livre de Monelle, 1894 ![]()
Après la mort de ses parents, Marjolaine resta dans leur petite maison avec sa vieille nourrice. Ils lui avaient laissé un toit de chaume bruni et le manteau de la grande cheminée. Car le père de Marjolaine avait été conteur et bâtisseur de rêves. Quelque ami de ses belles idées lui avait prêté sa terre pour construire, un peu d’argent pour songer. Il avait longtemps mélangé diverses espèces d’argile avec des poussières de métaux, afin de cuire un sublime émail. Il avait essayé de fondre et de dorer d’étranges verreries. Il avait pétri des noyaux de pâte dure percés de « lanternes » , et le bronze refroidi s’irisait comme la surface des mares. Mais il ne restait de lui que deux ou trois creusets noircis, des plaques frustes d’airain bossuées de scories, et sept grandes cruches décolorées au-dessus du foyer. Et de la mère de Marjolaine, une fille pieuse de la campagne, il ne restait rien : car elle avait vendu pour « l’argilier » même son chapelet d’argent. Marjolaine grandit près de son père, qui portait un tablier vert, dont les mains étaient toujours terreuses et les prunelles injectées de feu. Elle admirait les sept cruches de la cheminée, enduites de fumée, pleines de mystère, semblables à un arc-en-ciel creux et ondulé. Morgiane eût fait sortir de la cruche sanglante un brigand frotté d’huile, avec un sabre couvert par des fleurs de Damas. Dans la cruche orangée, on pouvait, comme Aladin, trouver des fruits de rubis, des prunes d’améthyste, des cerises de grenat, des coings de topaze, des grappes d’opale, et des baies de diamant. La cruche jaune était remplie de poudre d’or que Camaralzaman avait cachée sous des olives. On voyait un peu une des olives sous le couvercle, et le bord du vase était luisant. La cruche verte devait être fermée par un grand sceau de cuivre, marqué par le roi Salomon. L’âge y avait peint une couche de vert-de-gris ; car cette cruche habitait autrefois l’océan, et depuis plusieurs milliers d’années elle contenait un génie, qui était prince. Une très jeune fille sage saurait briser l’enchantement à la pleine lune, avec la permission du roi Salomon, qui a donné la voix aux mandragores. Dans la cruche bleu clair, Giauharé avait enclos toutes ses robes marines, tissées d’algues, gemmées d’aigues et tachées de la pourpre des coquillages. Tout le ciel du Paradis terrestre, et les fruits riches de l’arbre, et les écailles enflammées du serpent, et le glaive ardent de l’ange étaient enfermés par la cruche bleu sombre, pareille à l’énorme cupule azurée d’une fleur australe. Et la mystérieuse Lilith avait versé tout le ciel du Paradis céleste dans la dernière cruche : car elle se dressait, violette et rigide comme le camail de l’évêque. Ceux qui ignoraient ces choses ne voyaient que sept vieilles cruches décolorées, sur le manteau renflé de l’âtre. Mais Marjolaine savait la vérité, par les contes de son père. Au feu d’hiver, parmi l’ombre changeante des flammes du bois et de la chandelle, elle suivait des yeux, jusqu’à l’heure où elle allait dormir, le grouillement des merveilles. Cependant la huche à pain étant vide, avec la boîte à sel, la nourrice implorait Marjolaine. « Marie-toi, disait-elle, ma fleurette aimée : votre mère pensait à Jean ; veux-tu pas épouser Jean ? Ma Jolaine, ma Jolaine, quelle jolie mariée tu feras ! » — La mariée de la Marjolaine a eu des chevaliers, dit la rêveuse ; j’aurai un prince. — Princesse Marjolaine, dit la nourrice, épousez Jean, tu le feras prince. — Nenni, nourrice, dit la rêveuse ; j’aime mieux filer. J’attends mes diamants et mes robes pour un plus beau génie. Achète du chanvre et des quenouilles et un fuseau poli. Nous aurons notre palais bientôt. Il est pour le moment dans un désert noir d’Afrique. Un magicien l’habite, couvert de sang et de poisons. Il verse dans le vin des voyageurs une poudre brune qui les change en bêtes velues. Le palais est éclairé de torches vives, et les nègres qui servent aux repas ont des couronnes d’or. Mon prince tuera le magicien, et le palais viendra dans notre campagne, et tu berceras mon enfant. — Ô Marjolaine, épouse Jean ! dit la vieille nourrice. Marjolaine s’assit et fila. Patiemment elle tourna le fuseau, tordit le chanvre, et le détordit. Les quenouilles s’amincissaient et se regonflaient. Près d’elle Jean vint s’asseoir et l’admira. Mais elle n’y prenait point garde. Car les sept cruches de la grande cheminée étaient pleines de rêves. Pendant le jour elle croyait les entendre gémir ou chanter. Quand elle s’arrêtait de filer, la quenouille ne frémissait plus pour les cruches, et le fuseau cessait de leur prêter ses bruissements. — Ô Marjolaine, épouse Jean, lui disait la vieille nourrice tous les soirs. Mais au milieu de la nuit la rêveuse se levait. Comme Morgiane, elle jetait contre les cruches des grains de sable, pour éveiller les mystères. Et cependant le brigand continuait à dormir ; les fruits précieux ne cliquetaient pas, elle n’entendait pas couler la poudre d’or, ni se froisser l’étoffe des robes, et le sceau de Salomon pesait lourdement sur le prince enfermé. Marjolaine jetait un à un les grains de sable. Sept fois ils tintaient contre la terre dure des cruches ; sept fois le silence recommençait. — Ô Marjolaine, épouse Jean, lui disait la vieille nourrice tous les matins. Alors Marjolaine fronça le sourcil lorsqu’elle voyait Jean, et Jean ne vint plus. Et la vieille nourrice fut trouvée morte, une aube, assez souriante. Et Marjolaine mit une robe noire, une cornette sombre, et continua de filer. Toutes les nuits elle se levait, et, comme Morgiane, elle jetait contre les cruches des grains de sable pour éveiller les mystères. Et les rêves dormaient toujours. Marjolaine devint vieille en sa patience.
Mais le prince emprisonné sous le sceau du
roi Salomon était toujours jeune, sans doute,
ayant vécu des milliers d’années. Une nuit
de pleine lune, la rêveuse se leva comme une
assassine, et prit un marteau. Elle brisa
furieusement six cruches, et la sueur d’angoisse
coulait de son front. Les vases claquèrent
et s’ouvrirent : ils étaient vides. Elle
hésita devant la cruche où Lilith avait versé
le paradis violet ; puis elle l’assassina comme
les autres. Parmi les débris roula une rose
sèche et grise de Jéricho. Quand Marjolaine
voulut la faire fleurir, elle s’éparpilla en
poussière.
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