Marcel Schwob

Le Livre de Monelle, 1894


De sa vie

Je ne sais pas où Monelle me prit par la main. Mais je pense que ce fut dans une soirée d’automne, quand la pluie est déjà froide.

— Viens jouer avec nous, dit-elle.

Monelle portait dans son tablier des vieilles poupées et des volants dont les plumes étaient fripées et les galons ternis.

Sa figure était pâle et ses yeux riaient.

— Viens jouer, dit-elle. Nous ne travaillons plus, nous jouons.

Il y avait du vent et de la boue. Les pavés luisaient. Tout le long des auvents de boutique l’eau tombait, goutte à goutte. Des filles frissonnaient sur le seuil des épiceries. Les chandelles allumées semblaient rouges.

Mais Monelle tira de sa poche un dé de plomb, un petit sabre d’étain, une balle de caoutchouc.

— Tout cela est pour eux, dit-elle. C’est moi qui sors pour acheter les provisions.

— Et quelle maison avez-vous donc, et quel travail, et quel argent, petite...

— Monelle, dit la fillette en me serrant la main. Ils m’appellent Monelle. Notre maison est une maison où on joue : nous avons chassé le travail, et les sous que nous avons encore nous avaient été donnés pour acheter des gâteaux. Tous les jours je vais chercher des enfants dans la rue, et je leur parle de notre maison, et je les amène. Et nous nous cachons bien pour qu’on ne nous trouve pas. Les grandes personnes nous forceraient à rentrer et nous prendraient tout ce que nous avons. Et nous, nous voulons rester ensemble et jouer.

— Et à quoi jouez-vous, petite Monelle ?

— Nous jouons à tout. Ceux qui sont grands se font des fusils et des pistolets ; et les autres jouent à la raquette, sautent à la corde, se jettent la balle ; ou les autres dansent des rondes et se prennent les mains ; ou les autres dessinent sur les vitres les belles images qu’on ne voit jamais et soufflent des bulles de savon ; ou les autres habillent leurs poupées et les mènent promener, et nous comptons sur les doigts des tout petits pour les faire rire.

 

La maison où Monelle me conduisit paraissait avoir des fenêtres murées. Elle s’était détournée de la rue, et toute sa lumière venait d’un profond jardin. Et déjà là j’entendis des voix heureuses.

Trois enfants vinrent sauter autour de nous.

— Monelle, Monelle ! criaient-ils, Monelle est revenue !

Ils me regardèrent et murmurèrent :

— Comme il est grand ! Est-ce qu’il jouera, Monelle ?

Et la fillette leur dit :

— Bientôt les grandes personnes viendront avec nous. Elles iront vers les petits enfants. Elles apprendront à jouer. Nous leur ferons la classe, et, dans notre classe, on ne travaillera jamais. Avez-vous faim ?

Des voix crièrent :

— Oui, oui, oui, il faut faire la dînette.

Alors furent apportées des petites tables rondes, et des serviettes grandes comme des feuilles de lilas, et des verres profonds comme des dés à coudre, et des assiettes creuses comme des coquilles de noix. Le repas fut de chocolat et de sucre en miettes ; et le vin ne pouvait pas couler dans les verres, car les petites fioles blanches, longues comme le petit doigt, avaient le cou trop mince.

La salle était vieille et haute. Partout brûlaient des petites chandelles vertes et roses dans les chandeliers d’étain minuscules. Contre les murs, les petites glaces rondes paraissaient des pièces de monnaie changées en miroirs. On ne reconnaissait les poupées d’entre les enfants que par leur immobilité. Car elles restaient assises dans leurs fauteuils, ou se coiffaient, les bras levés, devant de petites toilettes, ou elles étaient déjà couchées, le drap ramené jusqu’au menton, dans leurs petits lits de cuivre. Et le sol était jonché de la fine mousse verte qu’on met dans les bergeries de bois.

Il semblait que cette maison fût une prison ou un hôpital. Mais une prison où on enfermait des innocents pour les empêcher de souffrir, un hôpital où on guérissait du travail de la vie. Et Monelle était la geôlière et l’infirmière.

La petite Monelle regardait jouer les enfants. Mais elle était très pâle. Peut-être avait-elle faim.

— De quoi vivez-vous, Monelle ? lui dis-je tout à coup.

Et elle me répondit simplement :

— Nous ne vivons de rien. Nous ne savons pas.

Aussitôt elle se prit à rire. Mais elle était très faible.

Et elle s’assit au pied du lit d’un enfant qui était malade. Elle lui tendit une des petites bouteilles blanches, et resta longtemps penchée, les lèvres entrouvertes.

 

Il y avait des enfants qui dansaient une ronde et qui chantaient à voix claire. Monelle leva un peu la main, et dit :

— Chut !

Puis elle parla, doucement, avec ses petites paroles. Elle dit :

— Je crois que je suis malade. Ne vous en allez pas. Jouez autour de moi. Demain, une autre ira chercher de beaux jouets. Je resterai avec vous. Nous nous amuserons sans faire de bruit. Chut ! Plus tard, nous jouerons dans les rues et dans les champs, et on nous donnera à manger dans toutes les boutiques. Maintenant on nous forcerait à vivre comme les autres. Il faut attendre. Nous aurons beaucoup joué.

Monelle dit encore :

— Aimez-moi bien. Je vous aime tous.

Puis elle parut s’endormir près de l’enfant malade.

Tous les autres enfants la regardaient, la tête avancée.

Il y eut une petite voix tremblante qui dit faiblement : « Monelle est morte. » et il se fit un grand silence.

Les enfants apportèrent autour du lit les petites chandelles allumées. Et, pensant qu’elle dormait peut-être, ils rangèrent devant elle, comme pour une poupée, de petits arbres vert clair taillés en pointe et les placèrent parmi les moutons de bois blanc pour la regarder. Ensuite ils s’assirent et la guettèrent. Un peu de temps après, l’enfant malade, sentant que la joue de Monelle devenait froide, se mit à pleurer.


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