Rodenbach

Les Vies encloses, 1896


Les Lignes de la main



 

I


 
La main s’enorgueillit de sa nudité calme
Et d’être rose et lisse, et de jouer dans l’air
Comme un oiseau narguant l’écume de la mer,
Et de frémir avec des souplesses de palme.
 
La main exulte ; elle est fière comme une rose
– Sans songer que l’envers est un réseau de plis ! –
Et fait luire au soleil ses longs ongles polis
Enchâssant dans la chair un peu de corail rose.
 
La main règne, d’un air impérieux, car tout
Ne s’accomplit que par elle, tout dépend d’elle ;
Pour le nid du bonheur, elle est une hirondelle ;
Et, pour le vin de joie, elle est le raisin d’août.
 
La main rit d’être blanche et rose, et qu’elle éclaire
Comme un phare, et qu’elle ait une odeur de sachet ;
C’est comme si toujours elle s’endimanchait
À voir les bagues d’or dont se vêt l’annulaire.
 
Or pendant que la main s’enorgueillit ainsi
D’être belle, et de se convaincre qu’elle embaume,
Les plis mystérieux s’aggravent dans la paume
Et vont commencer d’être un écheveau transi.
 
Vain orgueil, jeu coquet de la main pavanée
Qui rit de ses bijoux, des ongles fins, des fards ;
Cependant qu’en dessous, avec des fils épars,
La Mort tisse déjà sa toile d’araignée.
 
 
 

II


 
Les lignes de la main, géographie innée !
Ce sont d’obscurs chemins venus de l’infini ;
Ce sont les fils brouillés d’un rouet endormi ;
Ah ! l’arabesque étrange où gît la Destinée !
 
Quelle magicienne en lira le grimoire
Si confus – on dirait d’il y a si longtemps !
Parmi le sable nu, ruisseaux intermittents ;
Noms balafrant en vain un miroir sans mémoire.
 
Signes définitifs, encor qu’irrésolus !
Pâle embrouillamini, fantasques écritures
Dont le sens se dérobe et fuit sous des ratures,
Et que nul familier du mystère n’a lus.
 
Secret perdu du langage des lignes belles
Grâce à qui des bergers avaient trouvé le sens
Des astres de Chaldée en un ciel bleu d’encens,
Ayant vu dans leurs mains des lignes parallèles.
 
 
 

III


 
Je me souviens de telles mains, mains gardiennes !
Du rose d’une neige au soleil, lumineuses
Comme un albâtre pâle où dorment des veilleuses,
Ces chères mains qui m’ont été quotidiennes.
 
Mains si claires ! Elles s’entouraient d’un halo
Dans l’air qui, de les voir jeunes, semblait vieilli ;
Si calmes, elles étaient comme un fruit cueilli ;
Fraîches, elles semblaient avoir joué dans l’eau.
 
Ces fières mains, ces mains douces, ces mains bénignes
Qui se posaient sur mes cheveux, pleines de zèles ;
Qui me couvaient avec l’appuiement chaud des ailes
Et miraient dans mes yeux l’écheveau de leurs lignes.
 
Mains de ma destinée où tout se présagea !
Et le premier émoi de mes mains dans ces mains !
Attouchements définitifs qu’on croit bénins,
Endroit minime où l’on se possède déjà.
 
 
 

IV


 
Quel contraste, la main d’enfant qui se déplie :
Elle est nouvelle et jeune et fraîche, et s’inaugure
Avec le dépliement d’une cire à Complie,
Ou l’émoi d’une oiselle à la frêle envergure.
 
Au-dessus, tout est frais, immaculé, neuf, rose ;
Mais, en dessous, la main est ridée et vieillie ;
Et l’on dirait – la belle fleur étant cueillie –
Que c’est l’envers et les racines de la rose.
 
 
 

V


 
La main est le muet carrefour d’une Race !
Car les lignes aux longs méandres s’y croisant,
Ne sont-ce pas d’anciens chemins que rien n’efface
Et par où le passé se relie au présent ?
 
Halte éphémère, au carrefour de notre main,
De ces mille chemins traversant la main nue,
Venus de l’infini pour repartir demain ;
C’est par eux que la Race en nous se continue.
 
Le carrefour de notre main, un temps, les garde,
Mais trop brièvement pour les rendre meilleurs ;
Réseau qui reste intact pour le peu qu’il s’attarde,
Chemins venus d’ailleurs qui s’en iront ailleurs.
 
Notre vie est, en eux, d’avance dessinée,
Car ils se croisent immuables dans les mains ;
Or le sort de chacun se lie à ces chemins...
Comment dès lors pouvoir changer sa destinée ?
 
 
 

VI


 
Douceur des mains où sont cachés des viatiques,
Les mains qui sont un peu notre âme faite chair !
Mains modestes, mains calmantes, mains magnétiques,
Pâles d’avoir semé des fluides dans l’air.
Mains de pardon sur les péchés, ou mains de proie
Sur les cheveux, ainsi que des chauves-souris,
Les emmêlant d’un vol qui tournoie et foudroie.
Mains comme des bouquets, et mains comme des cris ;
Ô mains non moins spirituelles que charnelles !
Les mouvements sans fin de l’âme sont en elles,
Transmis en un instant, avec quels fils ténus !
Mains dociles en qui des ordres sont venus
Dont elles sont les très ponctuelles servantes ;
Par elles s’accomplit tout le bien, tout le mal,
Puisant l’eau sans péché dans le puits baptismal,
Condensant le poison en mixtures savantes.
Mains complices de tous les actes, de tous les
Élans de l’âme ! Mains qui sont comme des clés
Pour ouvrir tous les cœurs et toutes les serrures.
Ô si subtiles mains, expertes aux luxures,
Qui dosent le péché, qui graduent la langueur ;
Ô si subtiles mains, expertes aux prières,
Jointes comme les mains des Saints dans les verrières ;
Mains – des outils pour se façonner son bonheur !
Toutes ces mains : d’amants, de héros, de fileuses ;
Les mains ont des reflets comme le fil d’une eau ;
Les mains ont des échos sans fin, ô recéleuses
Des secrets de l’alcôve et de ceux du tombeau !
 
 
 

VII


 
Souvent on voit des mains qui sont faibles et lasses
D’avoir voulu cueillir trop de roses ou d’âmes ;
Elles pendent le long du corps comme des rames,
Et ce n’est que du silence qu’elles déplacent
En remuant, de temps en temps, dans l’air à peine !
Mains qui voudraient un peu s’amarrer à la rive,
Mais que la vie, au fil de son courant, entraîne,
Mains sans espoirs et sans désirs, à la dérive...
 
 
 

VIII


 
Dans les portraits anciens où le temps collabore,
Les mains ont mûri. Mains comme des fruits ambrés !
Combien de souvenirs tout à coup remembrés !
Car dans ces mains, c’est toute une âme qu’on explore ;
Dans ces veines, c’est tout un sang qui transparaît.
Les mains ne sont-ce pas les échos du visage
Qui divulguent ce qu’il taisait comme un secret ?
Comment élucider le sens d’un paysage ?
Mais voici l’aide et la logique des chemins ;
Or elles ont aussi leurs longs chemins, les mains,
Qui se croisent et se quittent, comme en des feintes,
Lignes où s’éclaircit l’énigme des mains peintes !
Que de signes encore aux mains des vieux portraits :
Un pli, comme d’avoir trop feuilleté la Bible ;
Des bagues prolongeant sur les doigts leurs ors frais
Où quelque opale ou quelque améthyste, sensible
Comme un œil, éternise un ancien amour mort ;
Ou bien encore un sceptre, une rose tenue,
En un geste fixé d’orgueil ou de remords ;
Ou bien la main sans but qui s’offre toute nue
Mais dont l’inflexion raconte le destin :
À quels fuseaux de brume elle s’est occupée ;
Pour qui, pour quelle cause, elle a tenu l’épée ;
Si ce fut une chevelure ou du butin
Qu’elle aima manier au lointain des années.
Mains probantes, encor qu’elles se soient fanées,
Mains qui conservent des reflets comme un miroir,
Mains des anciens portraits où tout peut se revoir,
Dont les lignes sont des indices et des preuves
Recomposant l’homme ou la femme du portrait,
Comme un royaume, mort, encor se connaîtrait
Par le cours survécu des ruisseaux et des fleuves.
 
 
 

IX


 
Toutes ces mains : les mains des morts enfin inertes
Qui tiennent droit un vieux crucifix comme une arme,
Ou bien parfois quelques violettes de Parme ;
Et d’autres mains, les mains d’amants qui sont expertes
 
À manier la chevelure d’une amante,
À la bien partager en deux sur chaque épaule,
À l’agiter comme le feuillage d’un saule
Qui, dans le vent changeant, s’étrécit ou s’augmente.
 
Mains des fermes vendangeant les grappes du lait ;
Mains des berceaux dépliant leurs roses trémières ;
Et les mains des couvents en qui le chapelet
Est un silencieux écheveau de prières ;
 
Toutes les mains s’évertuant vers des bonheurs,
Mains mystiques, mains guerrières, si variées :
Les mains, couleur de la lune, des mariées ;
Les mains, couleur de grand soleil, des moissonneurs ;
 
Toutes : celles semant du grain ou des idées ;
Accouchant le bloc de marbre, de la statue,
Ou la mère, de l’enfant qui la perpétue ;
Toutes les mains, jeunes, vieilles, lisses, ridées,
 
Toutes ont pour tourment caché ces lignes fines,
Ces méandres de plis, cet enchevêtrement ;
Or on dirait des cicatrices de racines,
Nos racines que nous portons, secrètement.
 
C’est là, nous le sentons, que gît l’essentiel ;
Ces lignes sont vraiment les racines de l’être ;
Et c’est par là, quand nous commençâmes de naître,
Que nous avons été déracinés du ciel.
 
La main en a gardé la preuve indélébile ;
Et c’est pourquoi, malgré bonheurs, bijoux, baisers,
Elle souffre de tous ces fils entrecroisés
Qui font pleurer en elle une plaie immobile.
 

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