Lautréamont(1846-1870) Les Chants de Maldoror(1869) Chant premier +Chant deuxième +Chant troisième +Chant quatrième +Chant cinquième ×Quе lе lесtеur nе sе fâсhе pаs соntrе mоi... Jе vоуаis, dеvаnt mоi, un оbјеt dеbоut sur un tеrtrе... L’аnéаntissеmеnt intеrmittеnt dеs fасultés humаinеs... Ô pédérаstеs inсоmpréhеnsiblеs... Chant sixième + |
LautréamontLes Chants de Maldoror, 1869
Je voyais, devant moi, un objet debout sur un tertre. Je ne distinguais
pas clairement sa tête ; mais, déjà, je devinais qu’elle n’était pas
d’une forme ordinaire, sans, néanmoins, préciser la proportion exacte
de ses contours. Je n’osais m’approcher de cette colonne immobile ; et,
quand même j’aurais eu à ma disposition les pattes ambulatoires de plus
de trois mille crabes (je ne parle même pas de celles qui servent à la
préhension et à la mastication des aliments), je serais encore resté à
la même place, si un événement, très futile par lui-même, n’eût prélevé
un lourd tribut sur ma curiosité, qui faisait craquer ses digues. Un
scarabée, roulant, sur le sol, avec ses mandibules et ses antennes,
une boule, dont les principaux éléments étaient composés de matières
excrémentielles, s’avançait d’un pas rapide, vers le tertre désigné,
s’appliquant à bien mettre en évidence la volonté qu’il avait de prendre
cette direction. Cet animal articulé n’était pas de beaucoup plus grand
qu’une vache ! Si l’on doute de ce que je dis, que l’on vienne à moi, et
je satisferai les plus incrédules par le témoignage de bons témoins.
Je le suivis de loin, ostensiblement intrigué. Que voulait-il faire de
cette grosse boule noire ? Ô lecteur, toi qui te vantes sans cesse de ta
perspicacité (et non à tort), serais-tu capable de me le dire ? Mais, je
ne veux pas soumettre à une rude épreuve ta passion connue pour les
énigmes. Qu’il te suffise de savoir que la plus douce punition que je
puisse t’infliger, est encore de te faire observer que ce mystère ne te
sera révélé (il te sera révélé) que plus tard, à la fin de ta vie, quand
tu entameras des discussions philosophiques avec l’agonie sur le bord de
ton chevet... et peut-être même à la fin de cette strophe. Le scarabée
était arrivé au bas du tertre. J’avais emboîté mon pas sur ses traces,
et j’étais encore à une grande distance du lieu de la scène ; car, de
même que les stercoraires, oiseaux inquiets comme s’ils étaient toujours
affamés, se plaisent dans les mers qui baignent les deux pôles, et
n’avancent qu’accidentellement dans les zones tempérées, ainsi je
n’étais pas tranquille, et je portais mes jambes en avant avec beaucoup
de lenteur. Mais qu’était-ce donc que la substance corporelle vers
laquelle j’avançais ? Je savais que la famille des pélécaninés comprend
quatre genres distincts : le fou, le pélican, le cormoran, la frégate. La
forme grisâtre qui m’apparaissait n’était pas un fou. Le bloc plastique
que j’apercevais n’était pas une frégate. La chair cristallisée que
j’observais n’était pas un cormoran. Je le voyais maintenant, l’homme
à l’encéphale dépourvu de protubérance annulaire ! Je recherchais
vaguement, dans les replis de ma mémoire, dans quelle contrée torride
ou glacée, j’avais déjà remarqué ce bec très long, large, convexe, en
voûte, à arête marquée, onguiculée, renflée et très crochue à son
extrémité ; ces bords dentelés, droits ; cette mandibule inférieure, à
branches séparées jusqu’auprès de la pointe ; cet intervalle rempli par
une peau membraneuse ; cette large poche, jaune et sacciforme, occupant
toute la gorge et pouvant se distendre considérablement ; et ces narines
très étroites, longitudinales, presque imperceptibles, creusées dans un
sillon bazal ! Si cet être vivant, à respiration pulmonaire et simple, à
corps garni de poils, avait été un oiseau entier jusqu’à la plante des
pieds, et non plus seulement jusqu’aux épaules, il ne m’aurait pas alors
été si difficile de le reconnaître : chose très facile à faire, comme
vous allez le voir vous-même. Seulement, cette fois, je m’en dispense ;
pour la clarté de ma démonstration, j’aurais besoin qu’un de ces oiseaux
fût placé sur ma table de travail, quand même il ne serait qu’empaillé.
Or, je ne suis pas assez riche pour m’en procurer. Suivant pas à pas une
hypothèse antérieure, j’aurais de suite assigné sa véritable nature et
trouvé une place, dans les cadres d’histoire naturelle, à celui dont
j’admirais la noblesse dans sa pose maladive. Avec quelle satisfaction
de n’être pas tout à fait ignorant sur les secrets de son double
organisme, et quelle avidité d’en savoir davantage, je le contemplais
dans sa métamorphose durable ! Quoiqu’il ne possédât pas un visage
humain, il me paraissait beau comme les deux longs filaments
tentaculiformes d’un insecte ; ou plutôt, comme une inhumation
précipitée ; ou encore, comme la loi de la reconstitution des organes
mutilés ; et surtout, comme un liquide éminemment putrescible ! Mais, ne
prêtant aucune attention à ce qui se passait aux alentours, l’étranger
regardait toujours devant lui, avec sa tête de pélican ! Un autre jour,
je reprendrai la fin de cette histoire. Cependant, je continuerai ma
narration avec un morne empressement ; car, si, de votre côté, il vous
tarde de savoir où mon imagination veut en venir (plût au ciel qu’en
effet, ce ne fût là que de l’imagination !), du mien, j’ai pris la
résolution de terminer en une seule fois (et non en deux !) ce que
j’avais à vous dire, quoique cependant personne n’ait le droit de
m’accuser de manquer de courage. Mais, quand on se trouve en présence
de pareilles circonstances, plus d’un sent battre contre la paume de sa
main les pulsations de son cœur. Il vient de mourir, presque inconnu,
dans un petit port de Bretagne, un maître caboteur, vieux marin, qui
fut le héros d’une terrible histoire. Il était alors capitaine au long
cours, et voyageait pour un armateur de Saint-Malo. Or, après une
absence de treize mois, il arriva au foyer conjugal, au moment où sa
femme, encore alitée, venait de lui donner un héritier, à la
reconnaissance duquel il ne se reconnaissait aucun droit. Le capitaine
ne fit rien paraître de sa surprise et de sa colère ; il pria froidement
sa femme de s’habiller, et de l’accompagner à une promenade, sur les
remparts de la ville. On était en janvier. Les remparts de Saint-Malo
sont élevés, et, lorsque souffle le vent du nord, les plus intrépides
reculent. La malheureuse obéit, calme et résignée ; en rentrant, elle
délira. Elle expira dans la nuit. Mais, ce n’était qu’une femme. Tandis
que moi, qui suis un homme, en présence d’un drame non moins grand,
je ne sais si je conservai assez d’empire sur moi-même, pour que les
muscles de ma figure restassent immobiles ! Dès que le scarabée fut
arrivé au bas du tertre, l’homme leva son bras vers l’ouest
(précisément, dans cette direction, un vautour des agneaux et un
grand-duc de Virginie avaient engagé un combat dans les airs), essuya
sur son bec une longue larme qui présentait un système de coloration
diamantée, et dit au scarabée : « Malheureuse boule ! ne l’as-tu pas fait
rouler assez longtemps ? Ta vengeance n’est pas encore assouvie ; et,
déjà, cette femme, dont tu avais attaché, avec des colliers de perles,
les jambes et les bras, de manière à réaliser un polyèdre amorphe, afin
de la traîner, avec tes tarses, à travers les vallées et les chemins,
sur les ronces et les pierres (laisse-moi m’approcher pour voir si c’est
encore elle !), a vu ses os se creuser de blessures, ses membres se polir
par la loi mécanique du frottement rotatoire, se confondre dans l’unité
de la coagulation, et son corps présenter, au lieu des linéaments
primordiaux et des courbes naturelles, l’apparence monotone d’un seul
tout homogène qui ne ressemble que trop, par la confusion de ses divers
éléments broyés, à la masse d’une sphère ! Il y a longtemps qu’elle est
morte ; laisse ces dépouilles à la terre, et prends garde d’augmenter,
dans d’irréparables proportions, la rage qui te consume : ce n’est plus
de la justice : car, l’égoïsme, caché dans les téguments de ton front,
soulève lentement, comme un fantôme, la draperie qui le recouvre. » Le
vautour des agneaux et le grand-duc de Virginie, portés insensiblement,
par les péripéties de leur lutte, s’étaient rapprochés de nous. Le
scarabée trembla devant ces paroles inattendues, et, ce qui, dans une
autre occasion, aurait été un mouvement insignifiant, devint, cette
fois, la marque distinctive d’une fureur qui ne connaissait plus de
bornes ; car, il frotta redoutablement ses cuisses postérieures contre le
bord des élytres, en faisant entendre un bruit aigu : « Qui es-tu, donc,
toi, être pusillanime ? Il paraît que tu as oublié certains
développements étranges des temps passés ; tu ne les retiens pas dans ta
mémoire, mon frère. Cette femme nous a trahis, l’un après l’autre. Toi
le premier, moi le second. Il me semble que cette injure ne doit pas
(ne doit pas !) disparaître du souvenir si facilement. Si facilement ! Toi,
ta nature magnanime te permet de pardonner. Mais, sais-tu si, malgré la
situation anormale des atomes de cette femme, réduite à pâte de pétrin
(il n’est pas maintenant question de savoir si l’on ne croirait pas, à
la première investigation, que ce corps ait été augmenté d’une quantité
notable de densité plutôt par l’engrenage de deux fortes roues que par
les effets de ma passion fougueuse), elle n’existe pas encore ? Tais-toi,
et permets que je me venge. » Il reprit son manège, et s’éloigna, la
boule poussée devant lui. Quand il se fut éloigné, le pélican s’écria :
« Cette femme, par son pouvoir magique, m’a donné une tête de palmipède,
et a changé mon frère en scarabée : peut-être qu’elle mérite même de
pires traitements que ceux que je viens d’énumérer. » Et moi, qui n’étais
pas certain de ne pas rêver, devinant, par ce que j’avais entendu, la
nature des relations hostiles qui unissaient, au-dessus de moi, dans un
combat sanglant, le vautour des agneaux et le grand-duc de Virginie, je
rejetai, comme un capuchon, ma tête en arrière, afin de donner au jeu de
mes poumons, l’aisance et l’élasticité susceptibles, et je leur criai,
en dirigeant mes yeux vers le haut : « Vous autres, cessez votre discorde.
Vous avez raison tous les deux ; car, à chacun elle avait promis son
amour ; par conséquent, elle vous a trompés ensemble. Mais, vous n’êtes
pas les seuls. En outre, elle vous dépouilla de votre forme humaine, se
faisant un jeu cruel de vos plus saintes douleurs. Et, vous hésiteriez à
me croire ! D’ailleurs elle est morte ; et le scarabée lui a fait subir un
châtiment d’ineffaçable empreinte, malgré la pitié du premier trahi. » À
ces mots, ils mirent fin à leur querelle, et ne s’arrachèrent plus les
plumes, ni les lambeaux de chair : ils avaient raison d’agir ainsi. Le
grand-duc de Virginie, beau comme un mémoire sur la courbe que décrit
un chien en courant après son maître, s’enfonça dans les crevasses d’un
couvent en ruines. Le vautour des agneaux, beau comme la loi de l’arrêt
de développement de la poitrine chez les adultes dont la propension à la
croissance n’est pas en rapport avec la quantité de molécules que leur
organisme s’assimile, se perdit dans les hautes couches de l’atmosphère.
Le pélican, dont le généreux pardon m’avait causé beaucoup d’impression,
parce que je ne le trouvais pas naturel, reprenant sur son tertre
l’impassibilité majestueuse d’un phare, comme pour avertir les
navigateurs humains de faire attention à son exemple, et de préserver
leur sort de l’amour des magiciennes sombres, regardait toujours devant
lui. Le scarabée, beau comme le tremblement des mains dans l’alcoolisme,
disparaissait à l’horizon. Quatre existences de plus que l’on pouvait
rayer du livre de vie. Je m’arrachai un muscle entier dans le bras
gauche, car je ne savais plus ce que je faisais, tant je me trouvais ému
devant cette quadruple infortune. Et, moi, qui croyais que c’étaient des
matières excrémentielles. Grande bête que je suis, va.
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