Lautréamont(1846-1870) Les Chants de Maldoror(1869) Chant premier +Chant deuxième ×Οù еst-il pаssé се prеmiеr сhаnt dе Μаldоrоr... Jе sаisis lа plumе qui vа соnstruirе lе dеuхièmе сhаnt... Qu’il n’аrrivе pаs lе јоur оù... Fаisаnt mа prоmеnаdе quоtidiеnnе... Сеt еnfаnt, qui еst аssis sur un bаnс du јаrdin dеs Τuilеriеs... Là, dаns un bоsquеt еntоuré dе flеurs, dоrt l’hеrmаphrоditе... Quаnd unе fеmmе, à lа vоiх dе sоprаnо... Ιl ехistе un insесtе quе lеs hоmmеs nоurrissеnt à lеurs frаis... Éсоutеz lеs pеnséеs dе mоn еnfаnсе... Jе сhеrсhаis unе âmе qui mе rеssеmblât... Lа Sеinе еntrаînе un соrps humаin... Chant troisième +Chant quatrième +Chant cinquième +Chant sixième + |
LautréamontLes Chants de Maldoror, 1869
Je cherchais une âme qui me ressemblât, et je ne pouvais pas la trouver.
Je fouillais tous les recoins de la terre ; ma persévérance était
inutile. Cependant, je ne pouvais pas rester seul. Il fallait quelqu’un
qui approuvât mon caractère ; il fallait quelqu’un qui eût les mêmes
idées que moi. C’était le matin : le soleil se leva à l’horizon dans
toute sa magnificence, et voilà qu’à mes yeux se lève aussi un jeune
homme, dont la présence engendrait des fleurs sur son passage. Il
s’approcha de moi, et, me tendant la main : « Je suis venu vers toi, toi,
qui me cherches. Bénissons ce jour heureux. » Mais, moi : « Va-t’en ; je ne
t’ai pas appelé ; je n’ai pas besoin de ton amitié... » C’était le soir ;
la nuit commençait à étendre la noirceur de son voile sur la nature. Une
belle femme, que je ne faisais que distinguer, étendait aussi sur moi
son influence enchanteresse, et me regardait avec compassion ; cependant,
elle n’osait me parler. Je dis : « Approche-toi de moi, afin que je
distingue nettement les traits de ton visage ; car, la lumière des
étoiles n’est pas assez forte, pour les éclairer à cette distance. »
Alors, avec une démarche modeste, et les yeux baissés, elle foula
l’herbe du gazon, en se dirigeant de mon côté. Dès que je la vis : « Je
vois que la bonté et la justice ont fait résidence dans ton cœur : nous
ne pourrions pas vivre ensemble. Maintenant, tu admires ma beauté, qui
a bouleversé plus d’une ; mais, tôt ou tard, tu te repentirais de m’avoir
consacré ton amour ; car tu ne connais pas mon âme. Non que je te sois
jamais infidèle : celle qui se livre à moi avec tant d’abandon et de
confiance, avec autant de confiance et d’abandon, je me livre à elle ;
mais, mets-te le dans la tête, pour ne jamais l’oublier : les loups et
les agneaux ne se regardent pas avec des yeux doux. » Que me fallait-il
donc, à moi, qui rejetais, avec tant de dégoût, ce qu’il y avait de plus
beau dans l’humanité ! ce qu’il me fallait, je n’aurais pas su le dire.
Je n’étais pas encore habitué à me rendre un compte rigoureux des
phénomènes de mon esprit, au moyen des méthodes que recommande la
philosophie. Je m’assis sur un roc, près de la mer. Un navire venait
de mettre toutes voiles pour s’éloigner de ce parage : un point
imperceptible venait de paraître à l’horizon, et s’approchait peu à peu,
poussé par la rafale, en grandissant avec rapidité. La tempête allait
commencer ses attaques, et déjà le ciel s’obscurcissait, en devenant
d’un noir presque aussi hideux que le cœur de l’homme. Le navire, qui
était un grand vaisseau de guerre, venait de jeter toutes ses ancres,
pour ne pas être balayé sur les rochers de la côte. Le vent sifflait
avec fureur des quatre points cardinaux, et mettait les voiles en
charpie. Les coups de tonnerre éclataient au milieu des éclairs, et ne
pouvaient surpasser le bruit des lamentations qui s’entendaient sur la
maison sans bases, sépulcre mouvant. Le roulis de ces masses aqueuses
n’était pas parvenu à rompre les chaînes des ancres ; mais, leurs
secousses avaient entr’ouvert une voie d’eau, sur les flancs du navire.
Brèche énorme ; car, les pompes ne suffisent pas à rejeter les paquets
d’eau salée qui viennent, en écumant, s’abattre sur le pont, comme des
montagnes. Le navire en détresse tire des coups de canon d’alarme ; mais,
il sombre avec lenteur... avec majesté. Celui qui n’a pas vu un
vaisseau sombrer au milieu de l’ouragan, de l’intermittence des éclairs
et de l’obscurité la plus profonde, pendant que ceux qu’il contient sont
accablés de ce désespoir que vous savez, celui-là ne connaît pas les
accidents de la vie. Enfin, il s’échappe un cri universel de douleur
immense d’entre les flancs du vaisseau, tandis que la mer redouble ses
attaques redoutables. C’est le cri qu’a fait pousser l’abandon des
forces humaines. Chacun s’enveloppe dans le manteau de la résignation,
et remet son sort entre les mains de Dieu. On s’accule comme un troupeau
de moutons. Le navire en détresse tire des coups de canon d’alarme ;
mais, il sombre avec lenteur... avec majesté. Ils ont fait jouer les
pompes pendant tout le jour. Efforts inutiles. La nuit est venue,
épaisse, implacable, pour mettre le comble à ce spectacle gracieux.
Chacun se dit qu’une fois dans l’eau, il ne pourra plus respirer ; car,
d’aussi loin qu’il fait revenir sa mémoire, il ne se reconnaît aucun
poisson pour ancêtre : mais, il s’exhorte à retenir son souffle le plus
longtemps possible, afin de prolonger sa vie de deux ou trois secondes ;
c’est là l’ironie vengeresse qu’il veut adresser à la mort... Le navire
en détresse tire des coups de canon d’alarme ; mais, il sombre avec
lenteur... avec majesté. Il ne sait pas que le vaisseau, en s’enfonçant,
occasionne une puissante circonvolution des houles autour d’elles-mêmes ;
que le limon bourbeux s’est mêlé aux eaux troublées, et qu’une force qui
vient de dessous, contre-coup de la tempête qui exerce ses ravages en haut,
imprime à l’élément des mouvements saccadés et nerveux. Ainsi, malgré la
provision de sang-froid qu’il ramasse d’avance, le futur noyé, après
réflexion plus ample, devra se sentir heureux, s’il prolonge sa vie, dans
les tourbillons de l’abîme, de la moitié d’une respiration ordinaire, afin
de faire bonne mesure. Il lui sera donc impossible de narguer la mort, son
suprême vœu. Le navire en détresse tire des coups de canon d’alarme ; mais,
il sombre avec lenteur... avec majesté. C’est une erreur. Il ne tire plus
des coups de canon, il ne sombre pas. La coquille de noix s’est engouffrée
complètement. Ô ciel ! comment peut-on vivre, après avoir éprouvé tant de
voluptés ! Il venait de m’être donné d’être témoin des agonies de mort de
plusieurs de mes semblables. Minute par minute, je suivais les péripéties
de leurs angoisses. Tantôt, le beuglement de quelque vieille, devenue folle
de peur, faisait prime sur le marché. Tantôt, le seul glapissement d’un
enfant en mamelles empêchait d’entendre le commandement des manœuvres.
Le vaisseau était trop loin pour percevoir distinctement les gémissements
que m’apportait la rafale ; mais, je le rapprochais par la volonté, et
l’illusion d’optique était complète. Chaque quart d’heure, quand un coup
de vent, plus fort que les autres, rendant ses accents lugubres à travers
le cri des pétrels effarés, disloquait le navire dans un craquement
longitudinal, et augmentait les plaintes de ceux qui allaient être offerts
en holocauste à la mort, je m’enfonçais dans la joue la pointe aiguë d’un
fer, et je pensais secrètement : « Ils souffrent davantage ! » J’avais au
moins, ainsi, un terme de comparaison. Du rivage, je les apostrophais,
en leur lançant des imprécations et des menaces. Il me semblait qu’ils
devaient m’entendre ! Il me semblait que ma haine et mes paroles,
franchissant la distance, anéantissaient les lois physiques du son, et
parvenaient, distinctes, à leurs oreilles, assourdies par les mugissements
de l’océan en courroux ! Il me semblait qu’ils devaient penser à moi, et
exhaler leur vengeance en impuissante rage ! De temps à autre, je jetais
les yeux vers les cités, endormies sur la terre ferme ; et, voyant que
personne ne se doutait qu’un vaisseau allait sombrer, à quelques milles
du rivage, avec une couronne d’oiseaux de proie et un piédestal de géants
aquatiques, au ventre vide, je reprenais courage, et l’espérance me
revenait : j’étais donc sûr de leur perte ! Ils ne pouvaient échapper ! Par
surcroît de précaution, j’avais été chercher mon fusil à deux coups, afin
que, si quelque naufragé était tenté d’aborder les rochers à la nage, pour
échapper à une mort imminente, une balle sur l’épaule lui fracassât le
bras, et l’empêchât d’accomplir son dessein. Au moment le plus furieux de
la tempête, je vis, surnageant sur les eaux, avec des efforts désespérés,
une tête énergique, aux cheveux hérissés. Il avalait des litres d’eau, et
s’enfonçait dans l’abîme, ballotté comme un liège. Mais, bientôt, il
apparaissait de nouveau, les cheveux ruisselants ; et, fixant l’œil sur
le rivage, il semblait défier la mort. Il était admirable de sang-froid.
Une large blessure sanglante, occasionnée par quelque pointe d’écueil
caché, balafrait son visage intrépide et noble. Il ne devait pas avoir
plus de seize ans ; car, à peine, à travers les éclairs qui illuminaient
la nuit, le duvet de la pêche s’apercevait sur sa lèvre. Et maintenant,
il n’était plus qu’à deux cents mètres de la falaise ; et je le dévisageais
facilement. Quel courage ! Quel esprit indomptable ! Comme la fixité de sa
tête semblait narguer le destin, tout en fendant avec vigueur l’onde, dont
les sillons s’ouvraient difficilement devant lui !... Je l’avais décidé
d’avance. Je me devais à moi-même de tenir ma promesse : l’heure dernière
avait sonné pour tous, aucun ne devait en échapper. Voilà ma résolution ;
rien ne la changerait... Un son sec s’entendit, et la tête aussitôt
s’enfonça, pour ne plus reparaître. Je ne pris pas à ce meurtre autant de
plaisir qu’on pourrait le croire ; et c’était, précisément, parce que
j’étais rassasié de toujours tuer, que je le faisais dorénavant par simple
habitude, dont on ne peut se passer, mais, qui ne procure qu’une jouissance
légère. Le sens est émoussé, endurci. Quelle volupté ressentir à la mort
de cet être humain, quand il y en avait plus d’une centaine, qui allaient
s’offrir à moi, en spectacle, dans leur lutte dernière contre les flots,
une fois le navire submergé ? À cette mort, je n’avais même pas l’attrait
du danger ; car, la justice humaine, bercée par l’ouragan de cette nuit
affreuse, sommeillait dans les maisons, à quelques pas de moi. Aujourd’hui
que les années pèsent sur mon corps, je le dis avec sincérité, comme une
vérité suprême et solennelle : je n’étais pas aussi cruel qu’on l’a raconté
ensuite, parmi les hommes ; mais, des fois, leur méchanceté exerçait ses
ravages persévérants pendant des années entières. Alors, je ne connaissais
plus de borne à ma fureur ; il me prenait des accès de cruauté, et je
devenais terrible pour celui qui s’approchait de mes yeux hagards, si
toutefois il appartenait à ma race. Si c’était un cheval ou un chien,
je le laissais passer : avez-vous entendu ce que je viens de dire ?
Malheureusement, la nuit de cette tempête, j’étais dans un de ces accès,
ma raison s’était envolée (car, ordinairement, j’étais aussi cruel, mais
plus prudent) ; et tout ce qui tomberait, cette fois-là, entre mes mains,
devait périr : je ne prétends pas m’excuser de mes torts. La faute n’en
est pas toute à mes semblables. Je ne fais que constater ce qui est, en
attendant le jugement dernier qui me fait gratter la nuque d’avance...
Que m’importe le jugement dernier ! Ma raison ne s’envole jamais, comme je
le disais pour vous tromper. Et, quand je commets un crime, je sais ce que
je fais : je ne voulais pas faire autre chose ! Debout sur le rocher, pendant
que l’ouragan fouettait mes cheveux et mon manteau, j’épiais dans l’extase
cette force de la tempête, s’acharnant sur un navire, sous un ciel sans
étoiles. Je suivis, dans une attitude triomphante, toutes les péripéties
de ce drame, depuis l’instant où le vaisseau jeta ses ancres, jusqu’au
moment où il s’engloutit, habit fatal qui entraîna, dans les boyaux de la
mer, ceux qui s’en étaient revêtus comme d’un manteau. Mais, l’instant
s’approchait, où j’allais, moi-même, me mêler comme acteur à ces scènes
de la nature bouleversée. Quand la place où le vaisseau avait soutenu le
combat montra clairement que celui-ci avait été passer le reste de ses
jours au rez-de-chaussée de la mer, alors, ceux qui avaient été emportés
avec les flots reparurent en partie à la surface. Ils se prirent à
bras-le-corps, deux par deux, trois par trois ; c’était le moyen de ne pas
sauver leur vie ; car, leurs mouvements devenaient embarrassés, et ils
coulaient bas comme des cruches percées... Quelle est cette armée de
monstres marins qui fend les flots avec vitesse ? Ils sont six ; leurs
nageoires sont vigoureuses, et s’ouvrent un passage, à travers les vagues
soulevées. De tous ces êtres humains, qui remuent les quatre membres dans
ce continent peu ferme, les requins ne font bientôt qu’une omelette sans
œufs, et se la partagent d’après la loi du plus fort. Le sang se mêle aux
eaux, et les eaux se mêlent au sang. Leurs yeux féroces éclairent
suffisamment la scène du carnage... Mais, quel est encore ce tumulte des
eaux, là-bas, à l’horizon ? On dirait une trombe qui s’approche. Quels
coups de rame ! J’aperçois ce que c’est. Une énorme femelle de requin vient
prendre part au pâté de foie de canard, et manger du bouilli froid. Elle
est furieuse ; car, elle arrive affamée. Une lutte s’engage entre elle et
les requins, pour se disputer les quelques membres palpitants qui flottent
par-ci, par-là, sans rien dire, sur la surface de la crème rouge. À droite,
à gauche, elle lance des coups de dent qui engendrent des blessures
mortelles. Mais, trois requins vivants l’entourent encore, et elle est
obligée de tourner en tous sens, pour déjouer leurs manœuvres. Avec une
émotion croissante, inconnue jusqu’alors, le spectateur, placé sur le
rivage, suit cette bataille navale d’un nouveau genre. Il a les yeux fixés
sur cette courageuse femelle de requin, aux dents si fortes. Il n’hésite
plus, il épaule son fusil, et, avec son adresse habituelle, il loge sa
deuxième balle dans l’ouïe d’un des requins, au moment où il se montrait
au-dessus d’une vague. Restent deux requins qui n’en témoignent qu’un
acharnement plus grand. Du haut du rocher, l’homme à la salive saumâtre,
se jette à la mer, et nage vers le tapis agréablement coloré, en tenant
à la main ce couteau d’acier qui ne l’abandonne jamais. Désormais, chaque
requin a affaire à un ennemi. Il s’avance vers son adversaire fatigué, et,
prenant son temps, lui enfonce dans le ventre sa lame aiguë. La citadelle
mobile se débarrasse facilement du dernier adversaire... Se trouvent en
présence le nageur et la femelle de requin, sauvée par lui. Ils se
regardèrent entre les yeux pendant quelques minutes ; et chacun s’étonna
de trouver tant de férocité dans les regards de l’autre. Ils tournent en
rond en nageant, ne se perdent pas de vue, et se disent à part soi : « Je
me suis trompé jusqu’ici ; en voilà un qui est plus méchant. » Alors, d’un
commun accord, entre deux eaux, ils glissèrent l’un vers l’autre, avec
une admiration mutuelle, la femelle de requin écartant l’eau de ses
nageoires, Maldoror battant l’onde avec ses bras ; et retinrent leur
souffle, dans une vénération profonde, chacun désireux de contempler,
pour la première fois, son portrait vivant. Arrivés à trois mètres de
distance, sans faire aucun effort, ils tombèrent brusquement l’un contre
l’autre, comme deux aimants, et s’embrassèrent avec dignité et
reconnaissance, dans une étreinte aussi tendre que celle d’un frère ou
d’une sœur. Les désirs charnels suivirent de près cette démonstration
d’amitié. Deux cuisses nerveuses se collèrent étroitement à la peau
visqueuse du monstre, comme deux sangsues ; et, les bras et les nageoires
entrelacés autour du corps de l’objet aimé qu’ils entouraient avec amour,
tandis que leurs gorges et leurs poitrines ne faisaient bientôt plus
qu’une masse glauque aux exhalaisons de goëmon ; au milieu de la tempête
qui continuait de sévir ; à la lueur des éclairs ; ayant pour lit d’hyménée
la vague écumeuse, emportés par un courant sous-marin comme dans un
berceau, et roulant sur eux-mêmes, vers les profondeurs de l’abîme, ils
se réunirent dans un accouplement long, chaste et hideux !... Enfin, je
venais de trouver quelqu’un qui me ressemblât !... Désormais, je n’étais
plus seul dans la vie !... Elle avait les mêmes idées que moi !... J’étais
en face de mon premier amour !
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