Lautréamont(1846-1870) Les Chants de Maldoror(1869) Chant premier +Chant deuxième +Chant troisième +Chant quatrième ×С’еst un hоmmе оu unе piеrrе оu un аrbrе... Unе pоtеnсе s’élеvаit sur lе sоl... Jе suis sаlе. Lеs pоuх mе rоngеnt... Jе m’étаis еndоrmi sur lа fаlаisе... Ιl n’еst pаs impоssiblе d’êtrе témоin d’unе déviаtiоn аnоrmаlе... Chant cinquième +Chant sixième + |
LautréamontLes Chants de Maldoror, 1869
Il n’est pas impossible d’être témoin d’une déviation anormale dans le
fonctionnement latent ou visible des lois de la nature. Effectivement,
si chacun se donne la peine ingénieuse d’interroger les diverses phases
de son existence (sans en oublier une seule, car c’était peut-être
celle-là qui était destinée à fournir la preuve de ce que j’avance),
il ne se souviendra pas, sans un certain étonnement, qui serait comique
en d’autres circonstances, que, tel jour, pour parler premièrement de
choses objectives, il fut témoin de quelque phénomène qui semblait
dépasser et dépassait positivement les notions connues fournies par
l’observation et l’expérience, comme, par exemple, les pluies de
crapauds, dont le magique spectacle dut ne pas être d’abord compris par
les savants. Et que, tel autre jour, pour parler en deuxième et dernier
lieu de choses subjectives, son âme présenta au regard investigateur de
la psychologie, je ne vais pas jusqu’à dire une aberration de la raison
(qui, cependant, n’en serait pas moins curieuse ; au contraire, elle le
serait davantage), mais, du moins, pour ne pas faire le difficile auprès
de certaines personnes froides, qui ne me pardonneraient jamais les
élucubrations flagrantes de mon exagération, un état inaccoutumé, assez
souvent très grave, qui marque que la limite accordée par le bon sens à
l’imagination est quelquefois, malgré le pacte éphémère conclu entre ces
deux puissances, malheureusement dépassée par la pression énergique de
la volonté, mais, la plupart du temps aussi, par l’absence de sa
collaboration effective : donnons à l’appui quelques exemples, dont il
n’est pas difficile d’apprécier l’opportunité ; si, toutefois, l’on prend
pour compagne une attentive modération. J’en présente deux : les
emportements de la colère et les maladies de l’orgueil. J’avertis celui
qui me lit qu’il prenne garde à ce qu’il ne se fasse pas une idée vague,
et, à plus forte raison fausse, des beautés de littérature que
j’effeuille, dans le développement excessivement rapide de mes phrases.
Hélas ! je voudrais dérouler mes raisonnements et mes comparaisons
lentement et avec beaucoup de magnificence (mais qui dispose de son
temps ?), pour que chacun comprenne davantage, sinon mon épouvante, du
moins ma stupéfaction, quand, un soir d’été, comme le soleil semblait
s’abaisser à l’horizon, je vis nager, sur la mer, avec de larges pattes
de canard à la place des extrémités des jambes et des bras, porteur
d’une nageoire dorsale, proportionnellement aussi longue et aussi
effilée que celle des dauphins, un être humain, aux muscles vigoureux,
et que des bancs nombreux de poissons (je vis, dans ce cortège, entre
autres habitants des eaux, la torpille, l’anarnak groënlandais et le
scorpène-horrible) suivaient avec les marques très ostensibles de la
plus grande admiration. Quelquefois il plongeait, et son corps visqueux
reparaissait presque aussitôt, à deux cents mètres de distance. Les
marsouins, qui n’ont pas volé, d’après mon opinion, la réputation de
bons nageurs, pouvaient à peine suivre de loin cet amphibie de nouvelle
espèce. Je ne crois pas que le lecteur ait lieu de se repentir, s’il
prête à ma narration, moins le nuisible obstacle d’une crédulité
stupide, que le suprême service d’une confiance profonde, qui discute
légalement, avec une secrète sympathie, les mystères poétiques, trop peu
nombreux, à son propre avis, que je me charge de lui révéler, quand,
chaque fois, l’occasion s’en présente, comme elle s’est inopinément
aujourd’hui présentée, intimement pénétrée des toniques senteurs des
plantes aquatiques, que la bise fraîchissante transporte dans cette
strophe, qui contient un monstre, qui s’est approprié les marques
distinctives de la famille des palmipèdes. Qui parle ici
d’appropriation ? Que l’on sache bien que l’homme, par sa nature multiple
et complexe, n’ignore pas les moyens d’en élargir encore les frontières ;
il vit dans l’eau, comme l’hippocampe ; à travers les couches supérieures
de l’air, comme l’orfraie ; et sous la terre, comme la taupe, le cloporte
et la sublimité du vermiceau. Tel est dans sa forme, plus ou moins
concise (mais plus, que moins), l’exact critérium de la consolation
extrêmement fortifiante que je m’efforçais de faire naître dans mon
esprit, quand je songeais que l’être humain que j’apercevais à une
grande distance nager des quatre membres, à la surface des vagues, comme
jamais cormoran le plus superbe ne le fit, n’avait, peut-être, acquis le
nouveau changement des extrémités de ses bras et de ses jambes, que
comme l’expiatoire châtiment de quelque crime inconnu. Il n’était pas
nécessaire que je me tourmentasse la tête pour fabriquer d’avance les
mélancoliques pilules de la pitié ; car, je ne savais pas que cet homme,
dont les bras frappaient alternativement l’onde amère, tandis que ses
jambes, avec une force pareille à celle que possèdent les défenses en
spirale du narval, engendraient le recul des couches aquatiques, ne
s’était pas plus volontairement approprié ces extraordinaires formes,
qu’elles ne lui avaient été imposées comme supplice. D’après ce que
j’appris plus tard, voici la simple vérité : la prolongation de
l’existence, dans cet élément fluide, avait insensiblement amené, dans
l’être humain qui s’était lui-même exilé des continents rocailleux, les
changements importants, mais non pas essentiels, que j’avais remarqués,
dans l’objet qu’un regard passablement confus m’avait fait prendre,
dès les moments primordiaux de son apparition (par une inqualifiable
légèreté, dont les écarts engendrent le sentiment si pénible que
comprendront facilement les psychologistes et les amants de la prudence)
pour un poisson, à forme étrange, non encore décrit dans les
classifications des naturalistes ; mais, peut-être, dans leurs ouvrages
posthumes, quoique je n’eusse pas l’excusable prétention de pencher vers
cette dernière supposition, imaginée dans de trop hypothétiques
conditions. En effet, cet amphibie (puisque amphibie il y a, sans qu’on
puisse affirmer le contraire) n’était visible que pour moi seul,
abstraction faite des poissons et des cétacés ; car, je m’aperçus que
quelques paysans, qui s’étaient arrêtés à contempler mon visage, troublé
par ce phénomène surnaturel, et qui cherchaient inutilement à s’expliquer
pourquoi mes yeux étaient constamment fixés, avec une persévérance qui
paraissait invincible, et qui ne l’était pas en réalité, sur un endroit
de la mer où ils ne distinguaient, eux, qu’une quantité appréciable et
limitée de bancs de poissons de toutes les espèces, distendaient
l’ouverture de leur bouche grandiose, peut-être autant qu’une baleine.
« Cela les faisait sourire, mais non, comme à moi, pâlir, disaient-ils
dans leur pittoresque langage ; et ils n’étaient pas assez bêtes pour
ne pas remarquer que, précisément, je ne regardais pas les évolutions
champêtres des poissons, mais que ma vue se portait, de beaucoup plus,
en avant. » De telle manière que, quant à ce qui me concerne, tournant
machinalement les yeux du côté de l’envergure remarquable de ces
puissantes bouches, je me disais, en moi-même, qu’à moins qu’on ne
trouvât dans la totalité de l’univers un pélican, grand comme une
montagne ou au moins comme un promontoire (admirez, je vous prie, la
finesse de la restriction qui ne perd aucun pouce de terrain), aucun bec
d’oiseau de proie ou mâchoire d’animal sauvage ne serait jamais capable
de surpasser, ni même d’égaler, chacun de ces cratères béants, mais
trop lugubres. Et, cependant, quoique je réserve une bonne part au
sympathique emploi de la métaphore (cette figure de rhétorique rend
beaucoup plus de services aux aspirations humaines vers l’infini que ne
s’efforcent de se le figurer ordinairement ceux qui sont imbus de
préjugés ou d’idées fausses, ce qui est la même chose), il n’en est pas
moins vrai que la bouche risible de ces paysans reste encore assez large
pour avaler trois cachalots. Raccourcissons davantage notre pensée,
soyons sérieux, et contentons-nous de trois petits éléphants qui
viennent à peine de naître. D’une seule brassée, l’amphibie laissait
après lui un kilomètre de sillon écumeux. Pendant le très court moment
où le bras tendu en avant reste suspendu dans l’air, avant qu’il
s’enfonce de nouveau, ses doigts écartés, réunis à l’aide d’un repli de
la peau, à forme de membrane, semblaient s’élancer vers les hauteurs de
l’espace, et prendre les étoiles. Debout sur le roc, je me servis de mes
mains comme d’un porte-voix, et je m’écriai, pendant que les crabes
et les écrevisses s’enfuyaient vers l’obscurité des plus secrètes
crevasses : « Ô toi, dont la natation l’emporte sur le vol des longues
ailes de la frégate, si tu comprends encore la signification des grands
éclats de voix que, comme fidèle interprétation de sa pensée intime,
lance avec force l’humanité, daigne t’arrêter, un instant, dans ta
marche rapide, et raconte-moi sommairement les phases de ta véridique
histoire. Mais, je t’avertis que tu n’as pas besoin de m’adresser la
parole, si ton dessein audacieux est de faire naître en moi l’amitié
et la vénération que je sentis pour toi, dès que je te vis, pour la
première fois, accomplissant, avec la grâce et la force du requin, ton
pèlerinage indomptable et rectiligne. » Un soupir, qui me glaça les os,
et qui fit chanceler le roc sur lequel je reposai la plante de mes pieds
(à moins que ce ne fût moi-même qui chancelai, par la rude pénétration
des ondes sonores, qui portaient à mon oreille un tel cri de désespoir),
s’étendit jusqu’aux entrailles de la terre : les poissons plongèrent sous
les vagues, avec le bruit de l’avalanche. L’amphibie n’osa pas trop
s’avancer jusqu’au rivage ; mais, dès qu’il se fut assuré que sa voix
parvenait assez distinctement jusqu’à mon tympan, il réduisit le
mouvement de ses membres palmés, de manière à soutenir son buste,
couvert de goëmons, au-dessus des flots mugissants. Je le vis incliner
son front, comme pour invoquer, par un ordre solennel, la meute errante
des souvenirs. Je n’osais pas l’interrompre dans cette occupation,
saintement archéologique : plongé dans le passé, il ressemblait à un
écueil. Il prit enfin la parole en ces termes : « Le scolopendre ne manque
pas d’ennemis ; la beauté fantastique de ses pattes innombrables, au lieu
de lui attirer la sympathie des animaux, n’est, peut-être, pour eux, que
le puissant stimulant d’une jalouse irritation. Et, je ne serais pas
étonné d’apprendre que cet insecte est en butte aux haines les plus
intenses. Je te cacherai le lieu de ma naissance, qui n’importe pas à
mon récit : mais, la honte qui rejaillirait sur ma famille importe à mon
devoir. Mon père et ma mère (que Dieu leur pardonne !), après un an
d’attente, virent le ciel exaucer leurs vœux : deux jumeaux, mon frère
et moi, parurent à la lumière. Raison de plus pour s’aimer. Il n’en fut
pas ainsi que je parle. Parce que j’étais le plus beau des deux, et le
plus intelligent, mon frère me prit en haine, et ne se donna pas la
peine de cacher ses sentiments : c’est pourquoi, mon père et ma mère
firent rejaillir sur moi la plus grande partie de leur amour, tandis
que, par mon amitié sincère et constante, j’efforçai d’apaiser une âme,
qui n’avait pas le droit de se révolter, contre celui qui avait été tiré
de la même chair. Alors, mon frère ne connut plus de bornes à sa fureur,
et me perdit, dans le cœur de nos parents communs, par les calomnies
les plus invraisemblables. J’ai vécu, pendant quinze ans, dans un
cachot, avec des larves et de l’eau fangeuse pour toute nourriture.
Je ne te raconterai pas en détail les tourments inouïs que j’ai éprouvés,
dans cette longue séquestration injuste. Quelquefois, dans un moment de
la journée, un des trois bourreaux, à tour de rôle, entrait brusquement,
chargé de pinces, de tenailles et de divers instruments de supplice. Les
cris que m’arrachaient les tortures les laissaient inébranlables ; la
perte abondante de mon sang les faisait sourire. Ô mon frère, je t’ai
pardonné, toi la cause première de tous mes maux ! Se peut-il qu’une rage
aveugle ne puisse enfin dessiller ses propres yeux. J’ai fait beaucoup
de réflexions, dans ma prison éternelle. Quelle devint ma haine générale
contre l’humanité, tu le devines. L’étiolement progressif, la solitude
du corps et de l’âme ne m’avaient pas fait perdre encore toute ma
raison, au point de garder du ressentiment contre ceux que je n’avais
cessé d’aimer : triple carcan dont j’étais l’esclave. Je parvins, par la
ruse, à recouvrer ma liberté ! Dégoûté des habitants du continent, qui,
quoiqu’ils s’intitulassent mes semblables, ne paraissaient pas jusqu’ici
me ressembler en rien (s’ils trouvaient que je leur ressemblasse,
pourquoi me faisaient-ils du mal ?), je dirigeai ma course vers les
galets de la plage, fermement résolu à me donner la mort, si la mer
devait m’offrir les réminiscences antérieures d’une existence fatalement
vécue. En croiras-tu tes propres yeux ? Depuis le jour que je m’enfuis
de la maison paternelle, je ne me plains pas autant que tu le penses
d’habiter la mer et ses grottes de cristal. La Providence, comme tu le
vois, m’a donné en partie l’organisation du cygne. Je vis en paix avec
les poissons, et ils me procurent la nourriture dont j’ai besoin, comme
si j’étais leur monarque. Je vais pousser un sifflement particulier,
pourvu que cela ne te contrarie pas, et tu vas voir comme ils vont
reparaître. » Il arriva comme il le prédit. Il reprit sa royale natation,
entouré de son cortège de sujets. Et, quoiqu’au bout de quelques
secondes, il eût complètement disparu à mes yeux, avec une longue-vue,
je pus encore le distinguer, aux dernières limites de l’horizon. Il
nageait, d’une main, et, de l’autre, essuyait ses yeux, qu’avait
injectés de sang la contrainte terrible de s’être approché de la terre
ferme. Il avait agi ainsi pour me faire plaisir. Je rejetai l’instrument
révélateur contre l’escarpement à pic ; il bondit de roche en roche, et
ses fragments épars, ce sont les vagues qui le reçurent : tels furent la
dernière démonstration et le suprême adieu par lesquels je m’inclinai,
comme dans un rêve, devant une noble et infortunée intelligence !
Cependant, tout était réel dans ce qui s’était passé, pendant ce soir
d’été.
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