Lautréamont(1846-1870) Les Chants de Maldoror(1869) Chant premier ×Ρlût аu сiеl quе lе lесtеur... Lесtеur, с’еst pеut-êtrе lа hаinе quе tu vеuх quе ј’invоquе... J’étаblirаi dаns quеlquеs lignеs соmmеnt Μаldоrоr... Ιl у еn а qui éсrivеnt pоur rесhеrсhеr lеs аpplаudissеmеnts humаins... J’аi vu, pеndаnt tоutе mа viе... Οn dоit lаissеr pоussеr sеs оnglеs pеndаnt quinzе јоurs... J’аi fаit un pасtе аvес lа prоstitutiоn... Αu сlаir dе lа lunе, près dе lа mеr... Jе mе prоpоsе, sаns êtrе ému, dе déсlаmеr... Οn nе mе vеrrа pаs, à mоn hеurе dеrnièrе... Unе fаmillе еntоurе unе lаmpе pоséе sur lа tаblе... Сеlui qui nе sаit pаs plеurеr... Lе frèrе dе lа sаngsuе mаrсhаit à pаs lеnts dаns lа fоrêt... Chant deuxième +Chant troisième +Chant quatrième +Chant cinquième +Chant sixième + |
LautréamontLes Chants de Maldoror, 1869
Au clair de la lune, près de la mer, dans les endroits isolés de la
campagne, l’on voit, plongé dans d’amères réflexions, toutes les choses
revêtir des formes jaunes, indécises, fantastiques. L’ombre des arbres,
tantôt vite, tantôt lentement, court, vient, revient, par diverses
formes, en s’aplatissant, en se collant contre la terre. Dans le temps,
lorsque j’étais emporté sur les ailes de la jeunesse, cela me faisait
rêver, me paraissait étrange ; maintenant, j’y suis habitué. Le vent
gémit à travers les feuilles ses notes langoureuses, et le hibou chante
sa grave complainte, qui fait dresser les cheveux à ceux qui l’entendent.
Alors, les chiens, rendus furieux, brisent leurs chaînes, s’échappent des
fermes lointaines ; ils courent dans la campagne, çà et là, en proie à la
folie. Tout à coup, ils s’arrêtent, regardent de tous les côtés avec une
inquiétude farouche, l’œil en feu ; et, de même que les éléphants, avant
de mourir, jettent dans le désert un dernier regard au ciel, élevant
désespérément leur trompe, laissant leurs oreilles inertes, de même les
chiens laissent leurs oreilles inertes, élèvent la tête, gonflent le cou
terrible, et se mettent à aboyer, tour à tour, soit comme un enfant qui
crie de faim, soit comme un chat blessé au ventre au-dessus d’un toit,
soit comme une femme qui va enfanter, soit comme un moribond atteint de
la peste à l’hôpital, soit comme une jeune fille qui chante un air sublime,
contre les étoiles au nord, contre les étoiles à l’est, contre les étoiles
au sud, contre les étoiles à l’ouest ; contre la lune ; contre les montagnes,
semblables au loin à des roches géantes, gisantes dans l’obscurité ; contre
l’air froid qu’ils aspirent à pleins poumons, qui rend l’intérieur de leur
narine, rouge, brûlant ; contre le silence de la nuit ; contre les chouettes,
dont le vol oblique leur rase le museau, emportant un rat ou une grenouille
dans le bec, nourriture vivante, douce pour les petits ; contre les lièvres,
qui disparaissent en un clin d’œil ; contre le voleur, qui s’enfuit au
galop de son cheval après avoir commis un crime ; contre les serpents,
remuant les bruyères, qui leur font trembler la peau, grincer les dents ;
contre leurs propres aboiements, qui leur font peur à eux-mêmes ; contre les
crapauds qu’ils broient d’un seul coup de mâchoire (pourquoi se sont-ils
éloignés du marais ?) ; contre les arbres, dont les feuilles, mollement
bercées, sont autant de mystères qu’ils ne comprennent pas, qu’ils veulent
découvrir avec leurs yeux fixes, intelligents ; contre les araignées,
suspendues entre leurs longues pattes, qui grimpent sur les arbres pour se
sauver ; contre les corbeaux qui n’ont pas trouvé de quoi manger pendant la
journée, et qui s’en reviennent au gîte l’aile fatiguée ; contre les rochers
du rivage ; contre les feux, qui paraissent aux mâts des navires invisibles ;
contre le bruit sourd des vagues ; contre les grands poissons, qui, nageant,
montrent leur dos noir, puis s’enfoncent dans l’abîme ; et contre l’homme
qui les rend esclaves. Après quoi, ils se mettent de nouveau à courir dans
la campagne, en sautant, de leurs pattes sanglantes, par dessus les fossés,
les chemins, les champs, les herbes et les pierres escarpées. On les dirait
atteints de la rage, cherchant un vaste étang pour apaiser leur soif. Leurs
hurlements prolongés épouvantent la nature. Malheur au voyageur attardé !
Les amis des cimetières se jetteront sur lui, le déchireront, le mangeront,
avec leur bouche d’où tombe du sang ; car, ils n’ont pas les dents gâtées.
Les animaux sauvages, n’osant pas s’approcher pour prendre part au repas
de chair, s’enfuient à perte de vue, tremblants. Après quelques heures, les
chiens, harassés de courir çà et là, presque morts, la langue en dehors de
la bouche, se précipitent les uns sur les autres, sans savoir ce qu’ils
font, et se déchirent en mille lambeaux, avec une rapidité incroyable. Ils
n’agissent pas ainsi par cruauté. Un jour, avec des yeux vitreux, ma mère
me dit : « Lorsque tu seras dans ton lit, que tu entendras les aboiements
des chiens dans la campagne, cache-toi dans ta couverture, ne tourne pas
en dérision ce qu’ils font : ils ont soif insatiable de l’infini, comme toi,
comme moi, comme le reste des humains, à la figure pâle et longue. Même,
je te permets de te mettre devant la fenêtre pour contempler ce spectacle,
qui est assez sublime. » Depuis ce temps, je respecte le vœu de la morte.
Moi, comme les chiens, j’éprouve le besoin de l’infini... Je ne puis, je
ne puis contenter ce besoin ! Je suis le fils de l’homme et de la femme,
d’après ce qu’on m’a dit. Ça m’étonne... je croyais être davantage ! Au
reste, que m’importe d’où je viens ? Moi, si cela avait pu dépendre de ma
volonté, j’aurais voulu être plutôt le fils de la femelle du requin, dont
la faim est amie des tempêtes, et du tigre, à la cruauté reconnue : je ne
serais pas si méchant. Vous, qui me regardez, éloignez-vous de moi, car
mon haleine exhale un souffle empoisonné. Nul n’a encore vu les rides
vertes de mon front ; ni les os en saillie de ma figure maigre, pareils aux
arêtes de quelque grand poisson, ou aux rochers couvrant les rivages de la
mer, ou aux abruptes montagnes alpestres, que je parcourus souvent, quand
j’avais sur ma tête des cheveux d’une autre couleur. Et, quand je rôde
autour des habitations des hommes, pendant les nuits orageuses, les yeux
ardents, les cheveux flagellés par le vent des tempêtes, isolé comme une
pierre au milieu du chemin, je couvre ma face flétrie, avec un morceau
de velours, noir comme la suie qui remplit l’intérieur des cheminées : il
ne faut pas que les yeux soient témoins de la laideur que l’Être suprême,
avec un sourire de haine puissante, a mise sur moi. Chaque matin, quand
le soleil se lève pour les autres, en répandant la joie et la chaleur
salutaires dans la nature, tandis qu’aucun de mes traits ne bouge, en
regardant fixement l’espace plein de ténèbres, accroupi vers le fond de
ma caverne aimée, dans un désespoir qui m’enivre comme le vin, je meurtris
de mes puissantes mains ma poitrine en lambeaux. Pourtant, je sens que je
ne suis pas atteint de la rage ! Pourtant, je sens que je ne suis pas le
seul qui souffre ! Pourtant, je sens que je respire ! Comme un condamné qui
essaie ses muscles, en réfléchissant sur leur sort, et qui va bientôt
monter à l’échafaud, debout, sur mon lit de paille, les yeux fermés, je
tourne lentement mon col de droite à gauche, de gauche à droite, pendant
des heures entières ; je ne tombe pas raide mort. De moment en moment,
lorsque mon col ne peut plus continuer de tourner dans un même sens, qu’il
s’arrête, pour se remettre à tourner dans un sens opposé, je regarde
subitement l’horizon, à travers les rares interstices laissés par les
broussailles épaisses qui recouvrent l’entrée : je ne vois rien ! Rien...
si ce ne sont les campagnes qui dansent en tourbillons avec les arbres et
avec les longues files d’oiseaux qui traversent les airs. Cela me trouble
le sang et le cerveau... Qui donc, sur la tête, me donne des coups de
barre de fer, comme un marteau frappant l’enclume ?
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