Francis Jammes

(1868-1938)

Le Deuil des primevères

(1901)

Élégies

Élégiе prеmièrе : Μоn сhеr Sаmаin...

Élégiе sесоndе : Lеs flеurs vоnt dе nоuvеаu luirе...

Élégiе trоisièmе : Се pауs а lа frаîсhеur...

Élégiе quаtrièmе : Quаnd tu m’аs dеmаndé...

Élégiе сinquièmе : Lеs аnémоnеs d’Οсtоbrе...

Élégiе siхièmе : Lе pауsаgе étаit humblе...

Élégiе sеptièmе : Dis-mоi, dis-mоi, guérirаi-је...

Élégiе huitièmе : Τоi qui nе m’аs pаs fаit mаl еnсоrе...

Élégiе nеuvièmе : Sur lе sаblе dеs аlléеs...

Élégiе diхièmе : Quаnd mоn сœur sеrа mоrt d’аimеr...

Élégiе оnzièmе : Οù еs-tu ?...

Élégiе dоuzièmе : Ô grаnd vеnt...

Élégiе trеizièmе : Lоrsquе l’оn јоuеrа dе l’оrguе...

Élégiе quаtоrzièmе : Μоn аmоur, disаis-tu...

Élégiе quinzièmе : J’аi rеtrоuvé, dаns сеttе flоrе...

Élégiе sеizièmе : Lеs rоsеs du сhâtеаu dе X...

Élégiе diх-sеptièmе : Ιl а plu. Lа tеrrе frаîсhе...

La Jeune Fille nue

Lа Jеunе Fillе nuе

Le Poète et l’Oiseau

Lе Ρоètе еt l’Οisеаu

Poésies diverses

Μаdаmе dе Wаrеns

Guаdаlupе dе Αlсаrаz

J’аi vu rеvеnir lеs сhоsеs...

Ιls m’оnt dit...

Αmstеrdаm

Βrugеs

Quatorze prières

Ρrièrе pоur quе lеs аutrеs аiеnt lе bоnhеur

Ρrièrе pоur dеmаndеr unе étоilе

Ρrièrе pоur qu’un еnfаnt nе mеurе pаs

Ρrièrе pоur аvоir lа fоi dаns lа fоrêt

Ρrièrе pоur êtrе simplе

Ρrièrе pоur аimеr lа dоulеur

Ρrièrе pоur quе lе јоur dе mа mоrt sоit bеаu еt pur

Ρrièrе pоur аllеr аu pаrаdis аvес lеs ânеs

Ρrièrе pоur lоuеr Diеu

Ρrièrе pоur sе rесuеillir

Ρrièrе pоur аvоir unе fеmmе simplе

Ρrièrе pоur оffrir à Diеu dе simplеs pаrоlеs

Ρrièrе pоur аvоuеr sоn ignоrаnсе

Ρrièrе pоur un dеrniеr désir

 

Francis Jammes

Le Deuil des primevères, 1901


La Jeune Fille nue


 

À ANDRÉ BEAUNIER


 
    PERSONNAGES :
 
La Petite Vieille.
La Jeune Fille.
Le Poète.
 
 

SCÈNE PREMIÈRE


  Dans sa pauvre maison le poète reçoit la visite d’une petite vieille. Elle porte un cabas usé. Elle est coiffée d’un foulard tombant en pointe sur le dos et bariolé, vêtue d’une robe verte et d’un vieux châle de l’Inde que lui a donné quelque dame. Sa figure est très douce, comme une pomme ridée, avec deux petites gouttes d’azur qui sont les yeux.
  La chambre du poète donne sur un jardin où il y a des lilas, des tulipes, des fils de rosée rose et bleue et des guêpes. Au-dessus de fleurs de sureaux, trois papillons tressent leurs vols. L’air, la terre, l’eau du gave qui brille au loin sont tellement purs que l’on est dans du reflet de coquille. La cassure de neige des montagnes chavirées, la colline qui a des reflets de plume de paon, la fraîcheur des peupliers sont un étourdissement qui tremble. Une cloche sonne, un char roule, des oiseaux jacassent comme des galets plaqués l’un contre l’autre.
  Sur la colline il y a la masse épaisse d’un grand bois.
  La fin de la scène est au crépuscule.


 
 

LE POÈTE



Petite vieille drôle, qu’as-tu dans ton cabas ?
 
 

LA PETITE VIEILLE


 
J’ai des limaçons pour mes canards, et des bas.
 
 

LE POÈTE


 
Et encore ?
 
 

LA PETITE VIEILLE


 
                    Les framboises chaudes des forêts.
 
 

LE POÈTE


 
Et encore ?

 

LA PETITE VIEILLE


 
                    Des écheveaux de fils de rosée,
 
 

LE POÈTE


 
Et encore ?
 
 

LA PETITE VIEILLE


 
                      Encore ? Il y a des roses
cueillies dans l’ombre noire de midi.
 
 

LE POÈTE


 
                                                              Et encore ?

 

LA PETITE VIEILLE


 
Un morceau de pain gris qu’un pauvre plein de poussière
a léché, et qui lui a fait la bouche amère.
J’ai creusé le croûton avec mes dents de vieille.
J’en ai sorti la mie et j’ai, comme un moineau,
fait tremper cette mie dans un joli ruisseau.
Le pauvre avait les pieds luisants et bleus de plaies,
je lui ai mis la mie dessus pour qu’il y ait frais.
 
 

LE POÈTE


 
Petite vieille drôle qui es bonne et honnête,
as-tu un remède pour mon âme de poète ?
Tu aurais pitié d’elle, si tu savais...
Elle est comme une mésange qui ne cesse de crier
sous l’ombre, en cercles rapprochés, d’un épervier.
Je n’ai jamais bien pu m’expliquer ce que c’est.
 
 

LA PETITE VIEILLE


 
Ce n’est point des onguents, non plus des vermifuges,
que l’on fabrique dans le recueil blanc des refuges,
avec une cornette et des mains du Seigneur,
qu’il te faut pour guérir la fièvre de ton cœur.
Mais écoute : Il est, au cœur vert du noir bois frais,
un chêne, le plus grand de toutes ces forêts.
Une croûte d’abeilles d’or sur son tronc bouge,
et sa cime de nuit touche le soleil rouge.
Il est tordu ainsi qu’une vis de pressoir
et il a l’air, le soir, d’écraser des étoiles.
La nuit l’emplit de jour, le jour l’emplit de nuit.
Il est bon. L’écureuil dont le bond vole vite,
le grimpereau choqueur, le cerf-volant l’habitent.
Un petit monde humide sous son écorce s’abrite.
Une mousse en soleil vient mourir à ses pieds.
Il se réjouit bien, quand les douces averses
sonnent trembleusement sur ses feuilles alertes,
dans l’ébouriffement criard des vieux piverts
qui ont fait à son bois de petites fenêtres.
Au milieu du feuillage arrondi de ce chêne
est un grand nid de mousse, frais comme un bénitier,
que tapissent des fils-de-Vierge bleu-rosé
et des effeuillements de roses arrosées.
C’est dans ce nid d’amour tremblant qu’est étendue,
le corps plein de rosée, une jeune fille nue...
 
 

LE POÈTE


 
En t’écoutant parler, je ne sais quel beau jour
gonfle mon cœur comme un raisin plein de soleil..
Mais tu ne me dis pas, originale petite vieille,
ce qui peut guérir mon cœur mort d’amour ?

 

LA PETITE VIEILLE


 
                                                                          L’amour.

 

LE POÈTE


 
Tais-toi. C’est douloureux. Tu sais que c’est fini.
Depuis un an mon cœur m’étrangle. Elle est partie,
celle qui avait fait dans mon cœur sa patrie.
 
 

LA PETITE VIEILLE


 
Elle n’habitait pas, comme cette autre, un nid
dans une forêt noire où il n’y a personne
que la plainte engourdie de l’angelus qui sonne,
ou le frisson mouillé d’un mulot qui se glisse
dans la terre friable et bonne aux plus petits.

 

LE POÈTE


 
Ne me fais pas pleurer. L’autre habitait mon lit,
plus doux qu’un nid de mousse alors qu’elle y était
C’était comme un printemps qui aurait été l’été.
Son corps était pareil aux lilas flétrissants
qui se penchent, et sa bouche aux fraises écrasées
sur un seuil blanc d’Automne où pleurent des enfants
Oh ! N’as-tu pas plutôt, bonne petite vieille,
quelque breuvage doux cueilli par les abeilles ?
Cela mettrait du miel, peut-être, dans mon cœur.
N’as-tu pas aussi bien un baume de douceur
où entrent la sueur sacrée du laboureur
et le lait bienfaisant d’une petite chèvre ?
Pourrais-tu me laisser ainsi souffrir toujours,
pleurer toujours, lassé de ne voir sur la route
que ce je ne sais quoi qui est toujours le même ?

 

LA PETITE VIEILLE


 
Le corps plein de rosée, la jeune fille nue
t’attend. Ne tarde pas. L’amour nouveau bourdonne
sur la verveine bleue et sur les hellébores.
 
 

LE POÈTE


 
Dis, celle qui partit qu’est-elle devenue ?
 
 

LA PETITE VIEILLE


 
Ne pleure pas, enfant. Va. Gagne la forêt.
Ce qui manquait au lit de l’ancienne maîtresse
n’étaient ni l’églantier défleuri, ni les tresses
de rosée rose et bleue, ni la douce paresse
qui fait que l’on s’endort avec les bras brûlants ;
c’était bien plus que la douleur qui te manquait :
la résignation que l’on nomme bonté.
Mais elle existe, ami, sereine et naturelle,
celle qui guérira ta blessure cruelle.
C’est celle qui habile au nid de mousse en fleurs,
née au milieu des bois, dont les bras gracieux
n’ont pressé que l’azur, croisés dessus sa gorge
plus gonflée qu’un soupir et plus blonde que l’orge.
C’est celle dont les yeux ne virent que le ciel,
qui se couche rieuse et dont le ventre bombe
vers le vol le plus haut des plus chastes colombes,
et dont les cheveux blonds n’ont subi que les ruches
qui les prenaient le soir pour des blés inconnus.
C’est la vierge parfaite au sein de la nature,
dont le corps est sans tache et la pensée est pure.

 

LE POÈTE


 
De qui est-elle née, ô bienfaisante vieille
qui te courbes ainsi que la haute fougère
au déclin de l’Été, ô bienfaisante vieille
aux mots légers comme une grappe de bruyère ;
de qui est-elle née celle qui dort ainsi
couverte de rosée et nue dedans son nid ?
 
 

LA PETITE VIEILLE


 
Je te dirai plus tard et son père et sa mère.
Mais ne perds pas de temps. Aux lisières nocturnes
déjà se gîte la rapidité des lièvres.
La première étoile, celle qui annonce aux couturières
que l’ouvrage est fini dans les fermes obscures,
se montre et brille ainsi qu’un verre sur un mur.
Le rossignol essaye dans le nocturne azur
ses trois appels suivis d’un rire en pleurs de source.
Prends ton bâton. Franchis la haie où les rainettes
coassent. Vois : la lune illumine les mousses.
La nuit fera le jour, si bien que réveillés
les coqs éclateront croyant l’aube venue.
Viens. Tu pénétreras dans la belle forêt
où dort dans la rosée la jeune fille nue.
Moi, priant et courbée, je te précéderai.
 
 
 

SCÈNE DEUXIÈME


 

  La nuit, folle de lilas, règne sur les prairies indécises. La lune noie dans ses eaux de lumière trembleuse les labours épaissis. Elle accuse la silhouette violette des coteaux dont les lignes d’ombre se mêlent à l’ombré d une seule ligne qui bondit. On entend une flûte confuse parmi des bêlements de brebis. Le troupeau soupire comme Dieu. Des flaques luisent. Les étoiles tremblent comme des rosées de feu.


 
 

LE POÈTE



Ô ma petite vieille, nous faudra-t-il encore
marcher longtemps ?

 

LA PETITE VIEILLE


 
                                      Il n’est que minuit. À l’aurore
nous apercevrons la lisière du bois touffu.
 
 

LE POÈTE


 
Quel est ce bruit qui tremble sur les prairies confuses ?
 
 

LA PETITE VIEILLE


 
Ce sont les mots d’amour que se disent les choses.
 
 

LE POÈTE


 
Écoute ?

 

LA PETITE VIEILLE


 
                  C’est un chien veilleur qui aboie
au clair de lune dont l’ombre bouge sur les roses.
 
 

LE POÈTE


 
Et ceci ?
 
 

LA PETITE VIEILLE


 
                  C’est le bruit d’un métier à tisser
dans la nuit d’une grange où luit une lumière.
 
 

LE POÈTE


 
Et ceci ?
 
 

LA PETITE VIEILLE


 
                  C’est l’agitation des chaînes sur le bois
des étables.
 
 

LE POÈTE


 
                        Et ceci ? Et ceci ?
 
 

LA PETITE VIEILLE


 
                                                        C’est l’appel lent
d’un grave rossignol. C’est la poussée des germes.
C’est le clapotement sur la mare de la ferme
d’un crapaud dont de temps en temps, seule, s’élève
la note soupirée par son âme de verre.
C’est le crissement fin de la chauve-souris.
C’est la source pleureuse au fond de la prairie.
C’est l’appel triple et doux des cailles au blé vert.
 
 

LE POÈTE


 
Quelle est cette lumière qui est presque de l’ombre ?

 

LA PETITE VIEILLE


 
C’est l’aube qui va accoucher. Elle se gonfle.
Elle va accoucher de tout ce qu’on verra :
du soleil et de l’eau, de la terre et des bois.
 
 

LE POÈTE


 
Qu’est-ce qui luit ?

 

LA PETITE VIEILLE


 
                                C’est un lac sous la lune de givre.
Il tremble et fume sous les aulnes de la rive.
Quel silence. On dirait, la brume s’élevant,
que tout le lac s’élève en devenant d’argent.
La poule d’eau effarouchée le bat de l’aile.
De l’argent. De l’argent. Tout le lac est d’argent.
C’est un silence qui est glacé et qui brille.
Attends. Je veux cueillir pour cette jeune fille
qui est nue et t’attend dans un nid de rosée,
un bouquet de brouillard en fruits de clématites.
 
 

LE POÈTE


 
Vieille, ne vas-tu pas trop remplir ton cabas ?
Il y a déjà tant de choses...
 
 

LA PETITE VIEILLE



                                                Que non pas,
car rien ne peut combler un cabas de pauvresse.
Ces fruits sont des duvets de brouillard qui s’effrange.
 
 

LE POÈTE


 
Dis ? N’est-ce pas là-bas des brumes d’ailes d’anges ?
On sent passer des vols de choses immobiles.
Ô divine et cocasse vieille ! La beauté
de tout ce que je vois d’heure en heure s’augmente.
De quel charme l’enchantes-tu ?
 
 

LA PETITE VIEILLE.


 
                                                              De pauvreté.
L’air est un océan. L’Aube accouche la Terre.
Les coteaux surgissants, pareils à des baleines,
nagent vers le soleil et bondissent. Un char
crie, écrasant là-bas le gravier de la boue.
La vie commence. Vois : les herbes les plus petites
commencent une à une à se montrer. Voici
l’euphorbe d’or, la véronique bleue, la mousse.
Sens-les vivre dans leur bonté modeste et douce.
On ne les entend point. La rosée est leur voix.
Leur âme tendrement un jour se fanera.
On les a surnommées les simples, simplement.
Elles font un devoir ignoré, comme nous.
Elles ont toujours l’air de prier à genoux.
 
 
 
 

Le soleil est monté dans le ciel. La matinée devient torride. Dans la sécheresse des terres crient les grillons. Dans les épaisses prairies éclatent les reines-marguerites et bougent les minces lins bleus. Le vol blond des hannetons poudroie sur les feuilles luisantes des chênes. Les bras des arbres hissent dans l’azur des soleils de gui. L’azur, d’un rose ardent et luisant, caresse la forêt, lointaine encore, pareille à une colline. Un souffle fait frémir un cerisier, puis se meurt. Mille oiseaux chantent. Les becs-fins se perchent aux aubépines, la queue saluante, et les piverts, semblables à des fuseaux, trament des courbes dans le ciel. Les claies d’or des bosquets projettent leurs cadres d’ombre sur l’émeraude des bruyères et des fougères.


 
 

LE POÈTE


 
Approchons-nous ?
 
 

LA PETITE VIEILLE


 
                                      Tu vois là-bas la forêt noire.
C’est un reposoir frais comme le Paradis.
Nous l’atteindrons à l’heure rouge où les midis
balancent aux clochers paysans leur ailes bleues.
 
 

LE POÈTE


 
Mon cœur meurt en songeant que dans la canicule,
dans les coquelicots, au bord des gaves frais,
celle qui fut ma joie, légère comme un tulle,
écrasera sa lèvre à un nouvel aimé.
Mon cœur se tord et meurt. Dis, se sont-ils levés ?
Ont-ils ri ce matin ? Reviendront-ils ce soir,
sans penser qu’à travers la nuit et le soleil,
je n’avais pour pleurer que ta douceur de vieille ?
 
 

LA PETITE VIEILLE


 
Aie donc confiance. Avant ce soir tu auras vu
celle qui te guérira, celle qui est nue
dans l’ombre ensoleillée de la hutte feuillue.
Devant elle ton cœur oubliera ce passé,
par qui tu es pleurant et par qui harassé.
Tu ne songeras plus à celle dont les jambes
t’enlaçaient comme un lierre en meurtrissant ton âme.
 
 

LE POÈTE


 
Je ne puis oublier ses caresses si franches.
 
 

LA PETITE VIEILLE


 
La feuille verte oublie la feuille jaunissante.
L’abricotier oublie la neige du Printemps.
Tu sentiras se fondre à l’émail de tes dents
le fruit d’amour nouveau de ta jeunesse ardente.
N’es-tu comme un rosier qui, desséché d’abord,
ensuite voit renaître un flot de roses d’or ?

 

LE POÈTE


 
Ô vieille, ton langage est un rayon de miel.
Ce miel, où l’as-tu pris : de quelle douce aurore,
de quels calices purs et de quelles abeilles ?
 
 

LA PETITE VIEILLE


 
Ce miel est, mon enfant, celui de mon Automne.
 
 

SCÈNE TROISIÈME


  La petite vieille pousse la porte moussue et vermoulue de la cabane qui te confond avec l’arbre qui l’abrite. Une espèce de verdure dorée tapisse l’intérieur de la hutte rongée par des lichens. Dans les fentes des planches poussent des violettes. Des lierres entrent dans la cabane, mêlés à des roses qui s’étouffent entre elles, collent les bouches rouges de leurs pétales aux trous d’azur qu’ont creusés les piverts, sont sucées par des guêpes.
  Au milieu de la cabane, et débarrassée de ses vêtements grossiers, humides encore de la rosée nocturne, se tient une jeune bûcheronne.
  Elle est nue comme la lumière et comme l’eau. Et, tandis que le soleil chante au dehors, elle se courbe, un pied posé sur un fagot de frais noisetiers sauvages que son bras levé ébranche avec une hachette. Des bêtes-à-Bon-Dieu courent sur le sol couvert de brindilles.
La jeune fille se retourne soudain, mais n’aperçoit tout d’abord que la petite vieille qui est sa grand-mère.
  De la nuque aux talons, elle n’est qu’une courbe ensoleillée. Ses cheveux sont blonds et ses yeux bleus.


 

LA PETITE VIEILLE


 
Nous avons marché toute la nuit, tout ce matin,
le long des lacs, sur les mousses et sur les thyms.
 
 

LA JEUNE FILLE


 
J’ai passé la nuit à couper et lier des branches.
Ma hachette, sous la lune, était toute blanche.
La forêt parfumée par les écorces fraîches
pleuvait de la rosée sur mon petit tablier.
Bientôt, la pluie tombant des châtaigniers
frappés sur ma nuque a glissé et mouillé ma chemise,
et je sentais sur moi comme un froid d’arc-en-ciel.
J’ai dû me mettre nue et étendre au soleil
mes vêtements trempés, et reprendre l’ouvrage,
nue ainsi, et n’ayant pour vêtir mes seins clairs
que la courbe lueur des feuilles sous ma serpe.
 
 

LA PETITE VIEILLE


 
Qui attendais-tu depuis l’aurore ?
 
 

LA JEUNE FILLE


 
                                                            Vous, grand-mère.
 
 

LA PETITE VIEILLE


 
Depuis la rose aurore qui attendais-tu encore ?
 
 

LA JEUNE FILLE


 
Je ne sais, je ne sais, grand-mère... Quelque chose...
Un vide délicieux gonfle mon cœur ainsi
que la nuit gonfle le rossignol, et la pluie gonfle
les lilas bleus et lourds que le vent brise.
J’ai envie de pleurer, grand-mère.
 
 

LA PETITE VIEILLE


 
                                                            As-tu donc peur ?
Les loups sont-ils venus sur les fraises sauvages ?
 
 

LA JEUNE FILLE


 
Non. Les brebis sont seules passées parmi le bois,
et leurs cloches chantaient comme des pluies d’orage.
Le chien rude mordait les bêtes aux jarrets.
L’âne baissait la tête et le pâtre priait,
et les bidons sonnaient aux flancs pelés de l’âne.
 
 

LA PETITE VIEILLE


 
Dis-moi ? Regagnaient-ils la balsamique montagne ?
 
 

LA JEUNE FILLE


 
Non, plus tard. On conserve encore dans les joncs verts
le lait caillé avec la fleur du chardon bleu ;
Quand le pâtre est passé, il avait des jonçaies.
Pour m’en donner il a frappé à cette porte,
en m’appelant ; mais je ne lui ai pas répondu,
parce que je tremblais d’être si jeune et nue.
Seul un pivert lui a répondu de sous l’écorce.
 
 

LA PETITE VIEILLE


 
Qu’attends-tu ? Qu’attends-tu depuis la rose aurore ?
 
 

LA JEUNE FILLE


 
Je ne sais pas ce que j’attends. C’est une chose
que je ne puis pas dire et qui est comme une rose
dont on sent le parfum sans qu’on la puisse voir.
Mon âme a soif ainsi qu’aux cailloux du lavoir,
lorsque l’eau y est gelée, une bergeronnette.
Quel est ce clair jeune homme à vos côtés, grand-mère ?
 
 

LA PETITE VIEILLE


 
Le toit éclatera sous le poids noir du lierre.
 
 

LA JEUNE FILLE


 
Quel est ce clair jeune homme à vos côtés, grand-mère ?
 
 

LA PETITE VIEILLE


 
Entends le bruit d’argent que font les lavandières.
 
 

LA JEUNE FILLE


 
Quel est ce clair jeune homme à vos côtés, grand-mère ?
 
 

LA PETITE VIEILLE


 
Les perdrix de corail chantent dans la bruyère.
 
 

LA JEUNE FILLE


 
Quel est ce clair jeune homme, grand-mère, à vos côtés ?
 
 

LA PETITE VIEILLE


 
Une brebis perdue sur la mousse a bêlé.
Voici midi. C’est l’heure où il me faut aller cueillir,
pour composer des baumes salutaires,
les rameaux endormis des plantes vulnéraires.
Leurs feuilles assombries dorment dans les fourrés
où la couleuvre lisse et froide s’est nouée.
Le long du vif ruisseau sableux je cueillerai
la menthe, dont l’odeur s’écrase sous les doigts.
Dans la chaude prairie où le vent fait de l’ombre
poussent le lychnis rose et l’oseille sauvage,
qui, pourpre et cannelée, berce sa tige longue.
La grande-marguerite est une jeune fille.
La renoncule est l’œil doré de la prairie,
et le myosotis est l’œil bleu du ruisseau.
Le pissenlit est la quenouille du cri-cri.
Les asphodèles sont les cierges du soleil.
Les pervenches sont des étoiles qui ont poussé.
L’iris est un oiseau penché sur la rivière.
Les chèvrefeuilles sont les lèvres de la haie,
et l’églantier tremblant les joues de fiancées.
 
 

LA JEUNE FILLE


 
Que vous connaissez bien les plantes salutaires...
Quel est ce clair jeune homme à vos côtés, grand-mère ?
 

La petite vieille s’en va.


 

LE POÈTE


 
Mon âme est fatiguée ainsi qu’après un songe.
Le dégoût de la vie qu’a causé le mensonge
me laisse sans espoir, car les hommes ont ri
que mon cœur éclatât de les vouloir chérir.
Quand j’ai pansé leurs plaies, les malades ont ri.
Quand j’ai séché leurs larmes, les femmes ont ri.
Quand j’ai chanté leur joie, les bienheureux ont ri.
Lorsque j’ai pris le deuil, les affligés ont ri.
Ceux-là seuls m’écoutaient que l’on nomme poètes,
et qui ont dans leurs yeux le mystère des bêtes.
 
 

LA JEUNE FILLE


 
Tais-toi. Tu dis des mots terribles, mon ami,
comme ceux de l’agneau que le loup a saisi.
Que t’ont fait encore les hommes pour souffrir ainsi,
pour que ton âme saigne ainsi ?
 
 

LE POÈTE


 
                                                            Ils ont menti.
J’ai souhaité parfois de m’en aller au loin,
sur quelque grève sauvage, avec mes chiens,
d’où l’on n’apercevrait que le soleil et l’eau
montant et descendant pour mourir l’un dans l’autre.
Mon cœur terrible se tairait dans mon orgueil,
et dans l’horrible joie d’aimer les hommes, seul.
 
 

LA JEUNE FILLE


 
Calme-toi, pauvre ami qui deviens fou. Prends-moi,
ou viens auprès de moi. Je te reposerai.
Tu es seul avec moi au cœur de la forêt,
la patrie fraîche et bleue où l’on parle à son âme.
 
 

LE POÈTE


 
Laisse-moi. Ma patrie n’est pas ici. À peine
trouvè-je à qui parler, quand sur la route aride
passe un pauvre aux pieds bleus, aux guenilles terribles
suivi d’un chien méfiant dont le regard a faim.
Depuis que je n’ai plus de femme belle et vaine,
mon amour va vers ceux au cœur gonflé de haine,
ma haine va vers ceux dont le cœur plein d’amour
ne songe pas aux hommes dont jamais une lèvre
n’essuie la face anxieuse et pleine de poussière.
 
 

LA JEUNE FILLE


 
Apaise-toi : tu es venu dans la retraite
du bonheur ou les roses mousseuses sont mes amies.
L’amour t’y attend. Je suis auprès de toi tremblante
comme la fleur du cognassier sous une averse.
Je t’aime. Je suis nue. Ma lèvre vers toi brûle
comme une guêpe qui s’irrite sur des fleurs.
Je t’aime. N’es-tu pas celui que mon aïeule
a élu ? N’es-tu pas celui dont la douleur
vaudra guérir enfin, bercée dessus mon cœur ?
 
 

LE POÈTE


 
Non. Laisse-moi, amie. J’ai peur que tout amour
ne soit le bourdon bleu qui blesse un liseron...
Ne pose pas sur moi les guêpes de tes lèvres.
La fraîcheur de ta chair est mauvaise à ma fièvre.
N’écrase pas sur moi tes seins polis et ronds.
Les coups précipités de ton cœur me tueront.
Éloigne-toi. J’entends au travers de ton âme
battre le cœur amer et doux d’une autre femme.
 
 

LA JEUNE FILLE


 
Ô ami, que crains-tu ?... Je suis ta douce esclave,
Je te consolerai de mon sourire grave.
Vois ! Je souris et me meurs de l’amour de toi.
 
 

LE POÈTE, qui s’abandonne peu à peu.


 
Ton sourire est pareil aux clairières des bois.
 
 

LA JEUNE FILLE


 
L’âme des roses pleut sur la hutte et l’embrase.
Ma bouche aussi s’effeuille, et mes bras qui t’embrassent
t’aiment, et toute moi t’aime, et mes yeux bleus aussi,
mes jambes élancées et mes cheveux roussis.
Pauvre cœur. Et ici, du moins, tu trouveras
l’asile simple et pur et calme de mes bras
par quoi tu guériras et par quoi tu oublieras.
Ce sera le refuge espéré du poète,
la simple vie vécue au milieu des écorces
que le Printemps juteux parfume de sa force
et l’Automne orageux recouvre de lichens.
L’Été nous donnera les pêches de la vigne,
le parfum du buis noir et celui du fenouil.
L’Hiver nous donnera les noisettes séchées,
les contes de l’aïeule et le fil des quenouilles.
 
 

LE POÈTE


 
Je vais donc vivre enfin, ô jeune fille nue,
chaude comme un soleil dans la fraîche avenue.
Je t’ai trouvée, amie aimée que j’attendais
depuis si longuement que mon cœur se mourait.
Que bénie devant Dieu soit ton aïeule, celle
qui cueille dans les prés les herbes salutaires,
qui m’a conduit à toi dans la belle forêt
où ton nid de rosée et de rose est tissé.
Tu es l’âme et la chair nues. Tu es la vérité
dont le parfum limpide a fleuri sur ma lèvre.
Quel est ce rêve pur que je vais vivre ?
 
 

LA PETITE VIEILLE, qui réapparaît au poète qui s’éveille.


 
                                                                  Un rêve.
 

Avril-mai 1899.

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