Hugo

L'Âne, 1880


VII

 
Conduite de l’homme vis-à-vis de la création


 
L’homme, orgueil titanique et raison puérile !
Montre-moi ce que fait ce travailleur stérile,
Et montre-moi surtout ce qui reste de lui.
Depuis Ève, il s’est moins aidé qu’il ne s’est nui.
Dis, que vois-tu de beau, de grand, de bon, de tendre,
De sublime, aussi loin que ton œil peut s’étendre
Dans la direction où marche ce boiteux ?
N’est-il pas lamentable et n’est-il pas honteux
Que cet être, niant ce que font ses génies,
Accablant les Fulton et les Watt d’ironies,
Ayant un globe à lui, n’en sache pas l’emploi,
Qu’il en ignore encor le but, le fond, la loi,
Et qu’après six mille ans, infirme héréditaire,
L’homme ne sache pas se servir de la terre ?
Explique-moi le chant que chante ce ténor.
Le temps qu’il perd, ainsi qu’un prodigue son or,
Échappe heure par heure à sa main engourdie ;
Dans la création il met la parodie ;
Il n’entend pas les cieux dire : Éclairons ! aimons !
Lorsqu’il tente, il échoue ; en présence des monts
Il fait la pyramide, il dresse l’obélisque ;
Il est le blême époux de la vie, odalisque
Au sein gonflé de lait, aux lèvres de corail ;
Sultan triste, il ne sait que faire du sérail ;
Il voit auprès de lui passer, aidant ses vices,
Offrant à son néant d’inutiles services,
Le jour, eunuque blanc, la nuit, eunuque noir.
 
Il met Dieu dans un temple en forme d’éteignoir,
Ou croit lui faire honneur en brûlant une cire.
Il dit à Dieu : Seigneur ; mais dit au diable : Sire.
Je te répète, ô Kant, que j’ai honte et mépris
Des superstitions où le pauvre homme est pris ;
Car, même quand il croit, quand il accepte un culte,
Son culte calomnie et sa croyance insulte ;
Il rêve un éternel méchant, pareil à lui.
 
Quand au monde créé, son incurable ennui,
Comprenant peu l’auteur, comprend encor moins l’œuvre.
Dieu brille, l’homme siffle, écho de la couleuvre ;
La nature n’est pas à son gré, tant s’en faut ;
Le spectateur n’est point enchanté du spectacle ;
Et tandis qu’au-dessus de son frêle habitacle,
L’épanouissement du gouffre resplendit,
Tandis que l’humble oiseau gazouille, ou que bondit
L’âpre ouragan ouvrant ses gueules de gorgone,
Tandis que le jour chante et rit, l’homme bougonne ;
Dédaignant le réel d’après ses visions,
Cracheur de l’océan des constellations,
Faisant des ronds dans l’ombre accoudé sur la berge,
Voyageur murmurant de sa chambre d’auberge,
Il déclare ceci mauvais, cela manqué ;
Bâille ; à la loterie, il emploie anankè ;
Se taille dans l’azur son ciel bête ; chicane,
En présence des nuits sans fond, le grand arcane ;
Proteste, et par moments s’irrite, et lestement
Blâme l’abîme et son fait au firmament.
 
Que vous soyez croyant, soumis à l’amulette,
Mouton que mène un prêtre avec une houlette,
Ou douteur, et de ceux sur qui d’Holbach prévaut,
Qu’importe ! toi l’impie et ton voisin dévot,
Vous êtes faits au fond de la même faiblesse ;
Le fait vous déconcerte et le réel vous blesse ;
Ce qui vous excédait dans l’art vous choque aussi
Dans la nature, gouffre étrange, âpre, obscurci ;
L’art était profond, noir, touffu ; le monde est pire ;
Vous ne traitez pas mieux Sabaoth que Shakspeare ;
Et votre pauvre esprit, essayant Jéhovah,
Gronde et ne trouve point que cet être lui va.
Pan vous déborde ; il est trop tendre, il est trop rude.
Votre philosophie est une vieille prude,
Votre bigoterie a ses pâles couleurs.
Vos encensoirs poussifs sont envieux des fleurs ;
À votre sens, ce monde, auguste apothéose,
Ce faste du prodige épars sur toute chose,
Ces dépenses d’un Dieu créant, semant, aimant,
Qui fait un moucheron avec un diamant,
Et qui n’attache une aile au ver qu’avec des boucles
De perles, de saphirs, d’onyx et d’escarboucles,
Ces fulgores ayant de la splendeur en eux,
Ces prodigalités de regards lumineux
Qui font du ciel lui-même une effrayante queue
De paon ouvrant ses yeux dans l’énormité bleue,
Au fond c’est de l’emphase, et rien n’est importun
Comme l’immensité de l’aube et du parfum
Et le couchant de pourpre et l’étoile et la rose
Pour vos religions atteintes de chlorose ;
Le grand hymen panique est fort dévergondé ;
Des sueurs du plaisir mai ruisselle inondé ;
Toute fleur en avril devient une cellule
Où la vie épousée et féconde pullule,
Et que protège à tort le ciel mystérieux ;
À vous en croire, vous les jugeurs sérieux,
Quand ils vont secouant de leurs crinières folles
Tant de rosée à tant d’amoureuses corolles,
Les chevaux du matin ont pris le mors aux dents ;
Et quand midi, le plus effréné des Jordaens,
Sur les mers, sur les monts, jusque dans votre œil triste,
Jette son flamboiement d’astre et de coloriste,
Rit, ouvre la lumière énorme à deux battants,
Et met l’olympe en feu, vous n’êtes pas contents ;
Cela n’est pas correct et cela n’est pas sobre ;
Vous regardez juillet avec des yeux d’octobre ;
Toute cette dorure, auréoles partout,
Clartés, braises, rayons, rubis, blesse le goût,
Et cette foudroyante et splendide largesse
Est la divinité, mais n’est pas la sagesse.
Bonshommes, vous jetez de l’encre à l’idéal ;
Vous blâmez germinal, prairial, floréal ;
Ces mois joyeux vous font l’effet de jeunes drôles ;
Quand sur l’herbe, à travers le tremblement des saules,
Sur les eaux, les pistils, les fleurs et les sillons,
Volent tous ces baisers qu’on nomme papillons,
L’éternel vous paraît un peu vif pour son âge ;
Le printemps n’est pas loin d’être un libertinage ;
Le serpent sort lascif de l’étui de vieux cuir,
La violette s’offre en ayant l’air de fuir,
L’aube éclaire le monde avec trop d’énergie ;
Chastes, vous détournez la tête de l’orgie ;
Vous damnez la matière, indignés, affirmant
Que toute cette sève et que tout cet aimant,
Finiront par s’user à force de débauche ;
Et Calvin crie : Ordure ! et Pyrrhon crie : Ébauche !
Et Loyola tendant aux roses son mouchoir
Leur dit : Cachez ce sein que je ne saurais voir.
Ô Memphis ! Delphe ! Ombos ! Mecque ! Genève ! Rome !
Hypothèses, erreurs, religions de l’homme,
Ignorance, folie et superstition
Dressant procès-verbal à la création !
Ô théologiens toisant Dieu ! théosophes
De l’hymne sidéral châtrant les sombres strophes,
Reprochant ses excès au gouffre, gourmandant
Le trop obscur, le trop profond, le trop ardent,
Sondant, Orphée, Amos, la nue où vous plongeâtes !
Tribunal de boiteux, sénat de culs-de-jattes
Critiquant l’aigle altier dans l’étendue épars !
Tas d’aveugles criant à l’éclair : Rentre ou pars !
Conseil de jardiniers jugeant la forêt vierge !
Ô stupeur ! Sirius contrôlé par le cierge !
Naigeon qui dit : Raca ! Calmet qui crie : Amen !
Faisant à l’infini passer son examen !
 
Oui, te voilà, toi l’homme, et c’est là ta manière ;
Le char d’Adonaï doit suivre ton ornière ;
Et tu ne consens pas à l’univers, s’il est
Comme l’a fait la Cause et non comme il te plaît ;
Il te froisse, il te gêne ; et, prêtre ou philosophe,
Tu réprouves la forme et tu blâmes l’étoffe ;
Tu ne l’acceptes pas s’il n’est contresigné
Par quelque apôtre d’ombre et de brume baigné ;
Le firmament sera tel que tu le préfères,
Ou tu ratureras les globes et les sphères ;
Tu les coupes selon ton patron de néant.
Citant à ton parquet l’inconnu, maugréant
Ici de ses laideurs, là de ses élégances,
Malmenant l’absolu pour ses extravagances,
Tu lui lis son arrêt d’un ton bref et succinct.
Si le pôle n’est point d’accord avec un saint,
Si quelque astre tient tête à la bible et se mêle
De démentir un texte où la lettre est formelle,
Le pôle est démagogue et l’astre est jacobin.
Quand un pape — je crois que ce fut un Urbain
Quelconque — condamnait, au nom de son messie,
Le soleil à tourner sous forme d’hérésie,
Qui dont eût contredit le prêtre épouvantail ?
La cathédrale d’ombre ouvrait son grand portail,
Les deux battants grinçaient des gonds avec colère,
Rome mettait la main sur le spectre solaire,
L’église requérait le secours de l’état,
Afin que le soleil confus se retractât ;
Devant la nuit stupide, infirme et misérable,
Le jour, pâle, venait faire amende honorable ;
La vérité criait : Je mens ! et Patouillet
Semonçait Galilée, et Dieu s’agenouillait.
 
L’immensité, sur toi sinistrement penchée,
Luit ; la suprématie en fait une bouchée.
Ah ! tu n’es vraiment pas embarrassé de Dieu.
Que tu jures par Locke ou bien par saint Matthieu,
Homme, athée en ta foi comme en ton ironie,
Tu crois qu’un ciel s’éteint dès qu’un prêtre le nie,
Imbécile ! ou qu’après ton choc voltairien
Le monde est en poussière et qu’il n’en reste rien.
Quoi ! tu veux dépecer le monde, toi l’atome !
Cette création vaste, étrange, ignivome,
Monstre du beau, torpille au contact foudroyant,
Dressant dans l’inconnu ses cent têtes, ayant
Pour écailles des mers, des soleils pour prunelles,
Ce polype inouï des vagues éternelles,
Cet immense dragon constellé, l’univers,
Tu le critiques, toi, le petit, le pervers,
Qui vis rongé de lèpre et meurs couvert de cendre,
Toi que le vice mord, toi dont la race engendre
Ce César qui broyait vingt peuples douloureux
Pour être appelé grand, et ce Poulmann affreux
Qui tuait un vieillard pour un verre de cidre !
Mangé par l’acarus, tu veux dévorer l’hydre !
 

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