Paul Claudel

Connaissance de l'Est, 1907


Ville la nuit

Il pleut doucement, la nuit est venue. Le policier prend la tête, et, cessant de parler de l’époque où, marmiton lui-même dans le corps d’occupation, il vit le chef de bataillon installé dans le sanctuaire du Génie de la Longévité, il tourne à gauche. Le chemin que nous suivons est singulier : par une série de venelles, de passages, d’escaliers et de poternes, nous débouchons dans la cour du temple, qui, de ses bâtiments aux faîtes onglés, aux longues cornes angulaires, fait au ciel nocturne un cadre noir.

Un feu sourd émane du portique obscur. Nous pénétrons dans la salle.

L’antre est rempli d’encens, embrasé d’une clarté rouge ; on ne voit point le plafond. Une grille de bois sépare l’idole de ses clients et de la table des offrandes où sont déposés des guirlandes de fruits et des bols de nourriture ; on distingue vaguement le visage barbu du géant. Les prêtres, assis autour d’une table ronde, dînent. Contre le mur, un tambour, énorme comme un foudre, un grand gong en forme d’as de pique. Deux cierges rouges, pareils à des pilastres carrés, se perdent dans la fumée et la nuit où flottent vaguement des banderoles.

En marche !

L’étroit boyau des rues où nous sommes engagés au milieu d’une foule obscure n’est éclairé que par les boutiques qui le bordent, ouvertes tout entières comme de profonds hangars. Ce sont des ateliers de menuiserie, de gravure, des échoppes de tailleurs, de cordonniers et de marchands de fourrures ; d’innombrables cuisines, d’où, derrière l’étalage des bols pleins de nouilles ou de bouillon, s’échappe un cri de friture ; des enfoncements noirs où l’on entend un enfant qui pleure ; parmi des empilements de cercueils, un feu de pipe ; une lampe, d’un jet latéral, éclaire d’étranges fouillis. Aux coins des rues, au tournant des massifs petits ponts de pierre, derrière des barreaux de fer dans une niche, on distingue entre deux chandelles rouges des idoles naines. Après un long chemin sous la pluie, dans la nuit, dans la boue, nous nous trouvons soudain dans un cul-de-sac jaune qu’une grosse lanterne éclaire d’un feu brutal. Couleur de sang, couleur de peste, les hauts murs de la fosse où nous sommes sont badigeonnés d’une ocre si rouge qu’ils paraissent dégager eux-mêmes la lumière. Une porte fait sur notre droite un trou rond.

Une cour. Il y a encore là un temple.

C’est une salle ténébreuse d’où s’exhale une odeur de terre. Elle est garnie d’idoles, qui, des trois côtés de la pièce disposées sur deux files, brandissent des épées, des luths, des roses et des branches de corail : on nous dit que ce sont « les Années de la Vie humaine ». Tandis que je cherche à reconnaître la vingt-septième, je suis resté le dernier, et, avant de partir, j’ai l’idée de regarder dans le recoin qui se trouve de l’autre côté de la porte. Un démon brun à quatre paires de bras, la face convulsée par la rage, s’y tient caché comme un assassin.

En marche ! Les rues deviennent de plus en plus misérables, nous longeons de hautes palissades de bambous, et, enfin, franchissant la porte du Sud, nous tournons vers l’Est. Le chemin suit la base de la haute muraille crénelée. À l’autre main se creuse la profonde tranchée d’un arroyo. Nous voyons, au fond, les sampans éclairés par le feu des marmites : un peuple d’ombres y grouille, pareil aux mânes infernaux.

Et c’est sans doute cette rive lamentable qui formait le terme obscurément proposé à notre exploration, car nous revenons sur nos pas. Cité des lanternes, nous voici derechef parmi le chaos de tes dix mille visages.

Si l’on cherche l’explication, la raison qui si complètement distingue de tous souvenirs la ville où nous cheminons, on est bientôt frappé de ce fait : il n’y a pas de chevaux dans les rues. La cité est purement humaine. Les Chinois observent ceci d’analogue à un principe de ne pas employer un auxiliaire animal et mécanique à la tâche qui peut faire vivre un homme. Cela explique l’étroitesse des rues, les escaliers, les ponts courbes, les maisons sans murs, les cheminements sinueux des venelles et des couloirs. La ville forme un tout cohérent, un gâteau industrieux communiquant avec lui-même dans toutes ses parties, foré comme une fourmilière. Quand la nuit vient, chacun se barricade. Le jour, il n’y a pas de portes, je veux dire pas de portes qu’on ferme. La porte n’a point ici de fonction officielle : ce n’est qu’une ouverture façonnée ; pas de mur qui, par quelque fissure, ne puisse livrer passage à un être leste et mince. Les larges rues nécessaires aux mouvements généraux et sommaires d’une vie simplifiée et automatique ne sauraient se retrouver ici. Ce ne sont que des couloirs collecteurs, des passages ménagés.


[...]

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