Paul Claudel

Connaissance de l'Est, 1907


Heures dans le jardin

Il est des gens dont les yeux tout seuls sont sensibles à la lumière ; et même qu’est, pour la plupart, le soleil, qu’une lanterne gratuite à la clarté de quoi commodément chacun exécute les œuvres de son état, l’écrivain conduisant sa plume et l’agriculteur son bœuf. Mais moi, j’absorbe la lumière par les yeux et par les oreilles, par la bouche et par le nez, et par tous les pores de la peau. Comme un poisson, j’y trempe et je l’ingurgite. De même que les feux du matin et de l’après-midi mûrissent, dit-on, comme des grappes de raisin encore, le vin dans sa bouteille qu’on leur expose, le soleil pénètre mon sang et désopile ma cervelle. Jouissons de cette heure tranquille et cuisante. Je suis comme l’algue dans le courant que son pied seul amarre, sa densité égalant l’eau, et comme ce palmier d’Australie, touffe là-haut sur un long mât juchée de grandes ailes battantes, qui, toute traversée de l’or du soir, ploie, roule, rebondit dessus de l’envergure et du balan de ses vastes frondes élastiques.

 

— D’une dent, sans doute, égarée, d’entre celles dont Cadmus ensemença le labour Thébain, naquit le formidable aloès. Le soleil tira d’un sol féroce ce hoplite. C’est un cœur de glaives, un épanouissement de courroies glauques. Sentinelle de la solitude, couleur de mer et d’armure, il croise de toutes parts l’artichaut de ses scies énormes. Et longtemps ainsi il montera rang sur rang sa herse, jusqu’à ce qu’ayant fleuri il meure, jusqu’à ce que de son cœur jaillisse le membre floral comme un poteau, et comme un candélabre, et comme l’étendard enraciné aux entrailles du dernier carré !

 

— On a fermé par mon ordre la porte avec la barre et le verrou. Le portier dort dans sa niche, la tête avalée sur la poitrine ; tous les serviteurs dorment. Une vitre seule me sépare du jardin, et le silence est si fin que tout jusqu’aux parois de l’enceinte, les souris entre deux planchers, les poux sous le ventre des pigeons, la bulle de pissenlit dans ses racines fragiles, doivent ressentir le bruit central de la porte que j’ouvre. La sphère céleste m’apparaît avec le soleil à la place que j’imaginais, dans la splendeur de l’après-midi. Un milan très haut plane en larges cercles dans l’azur ; du sommet du pin choit une fiente. Je suis bien où je suis. Mes démarches dans ce lieu clos sont empreintes de précaution et d’une vigilance taciturne et coite, tel que le pêcheur qui craint d’effaroucher l’eau et le poisson, s’il pense. Rien ici d’une campagne ouverte et libre qui distrait l’esprit en emmenant le corps ailleurs. Les arbres et les fleurs conspirent à ma captivité, et le repli cochléaire de l’allée toujours me ramène vers je ne sais quel point focal qu’indique, tel qu’au jeu de l’Oie, retiré au plus secret, le Puits ; ménagé à travers toute l’épaisseur de la colline, par le moyen de la corde qui fait l’axe du long goulot, j’agite le seau invisible. Tel qu’un fruit comme un poète en train de composer son sucre, je contouche dans l’immobilité cela au-dedans de quoi la vie nous est mesurée par la circulation du soleil, par le pouls de nos quatre membres et par la croissance de nos cheveux. En vain la tourterelle au loin fait-elle entendre son appel pur et triste. Je ne bougerai point pour ce jour. En vain du fleuve grossi m’arrive la rumeur grave.

 

— À minuit, revenant de ce bal, où pendant plusieurs heures je considérai des corps humains, les uns revêtus de fourreaux noirs, les autres de bizarres drapeaux, qui tournaient par couples (chaque figure exprimant une satisfaction incompréhensible), aux modulations gymnastiques d’un piano, au moment que les porteurs, m’ayant monté jusqu’au haut du perron, relèvent le rideau de ma chaise, j’aperçois dans le feu de ma lanterne, sous la pluie torrentielle, le magnolia tout pavoisé de ses gros lampions d’ivoire. Ô fraîche apparition ! ô confirmation dans la nuit du trésor indéfectible !

 

— Le thème de la Terre est exprimé par les détonations de ce distant tambour, ainsi que dans le cellier caverneux on entend le tonnelier percuter à coups espacés les foudres. La magnificence du monde est telle qu’on s’attend à tout moment à avoir le silence fracassé par l’explosion effroyable d’un cri, le taraba de la trompette, l’exultation délirante, l’enivrante explication du cuivre ! La nouvelle se propage que les fleuves ont renversé leurs cours, et, chargeant la veine dilatée de l’infiltration qui gagne, toute la batellerie de la mer descend dans le continent intérieur pour y négocier les produits de l’horizon. Le travail des champs bénéficie de la vicissitude ; les noriahs fonctionnent et confabulent, et jusqu’à ce que la moisson inondée mire mêlé à sa sombre prairie (une touffe quelque part passée dans l’anneau de la lune), le soir couleur de goyave, toute l’étendue est remplie de la rumeur hydraulique. (Autre part, à l’heure la plus éclatante, quatre amours liés à une canne à sucre, trépignant sur les rouettes d’or, font monter dans le champ trop vert un lait bleu et blanc pareil à de l’eau de mer.) Et à l’instant dans l’azur se fait place cette jeune face bachique toute enflammée de colère et d’une gaieté surhumaines, l’œil étincelant et cynique, la lèvre tordue par le quolibet et l’invective ! Mais le coup sourd du hachoir dans la viande m’indique assez où je suis, et ces deux bras de femme qui, rouges jusqu’aux coudes d’un sang pareil à du jus de tabac, extraient des paquets d’entrailles du fond de cette grande carcasse nacrée. Un bassin de fer que l’on retourne fulgure. Dans la lumière rose et dorée de l’automne, je vois toute la berge de ce canal dérobé à ma vue garnie de poulies qui retirent des cubes de glace, des pannerées de cochons, de pesants bouquets de bananes, de ruisselants poudingues d’huîtres, et les cylindres de ces poissons comestibles, aussi grands que des requins et luisants comme des porcelaines. J’ai la force encore de noter cette balance alors qu’un pied posé sur le plateau, un poing cramponné à la chaîne de bronze vont basculer le tas monstrueux des pastèques et des potirons et des bottes de cannes à sucre ficelées de lianes d’où jaillissent des fusées de fleurs couleur de bouche. Et relevant soudain le menton, je me retrouve assis sur une marche du perron, la main dans la fourrure de mon chat.


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