Émile Goudeau


Les Fous


 
Le Vertige noir les invite
À gambiller sur le chemin :
Les Fous vont vite, vite, vite !...
Sait-on qui sera fou demain ?
 
Vers le socle où git la Fortune,
Vache d’or qui n’a plus de lait,
Vers le portique où se complait
La Gloire, fille de la Lune,
Vers les Honneurs et vers les Croix,
On ouït une douce voix
Hélant les passants à la brune :
C’est Paris, la Cité-Catin,
Faisant de son corps un butin,
Qui, dans une pose câline,
Dit tout bas : « Joli brun, beau blond,
« As-tu des reins, jeune étalon ?
« Arrive, je suis Messaline ! »
Ils viennent tous, les inventeurs,
Les poètes, les politiques,
Les élus des mathématiques,
Les pianistes, les sculpteurs ;
Et la Reine des Capitales
Sur tant de forces génitales
Allonge ses flancs tentateurs.
Ce sont d’affreuses aventures
Mettant les nerfs sous pression,
À faire craquer les jointures ;
Et l’orgueil, et la passion,
Et le souci des grandes œuvres,
Et les lèvres des filles-pieuvres,
La soif ardente du nouveau,
Et la malveillance des sphinges,
Font sauter les triples méninges
Dans la chaudière du cerveau.
 
Pan ! félure ! pan-pan ! lacune !
Et ceux qui cherchaient à tâtons
La gloire, l’amour, la fortune,
Sous le rire blanc de la Lune
Vont peupler les noirs Charentons ;
Jusqu’à ce que, compatissante,
La Mort, qui, seule, ne ment pas,
Ait pitié de leur âme absente,
Et les reçoive dans ses draps,
Tandis qu’un nouveau fol hérite
De celui qui passe la main...
 
Les Fous vont vite, vite, vite !...
Sait-on qui sera fou demain ?
 
Qui songe comment Baudelaire
Sentit sur son front entêté
Le vent de l’imbécillité
Passer en souffle de colère ?
Qui se souvient de Du Böys ?
Et de la Belle au teint de lys
Pâle comme une aurore claire ?...
A-t-on vu, las de s’ennuyer,
Pétrus Lycanthrope, aboyer ?
Et Gérard de Nerval, farouche,
Suspendu comme un écriteau
— Dernier songe, et dernier tréteau —
À l’huis d’une taverne louche ?
 
Mais naguère ce fut Cœdès,
Qui peuplait de sa fantaisie
L’épinette la plus moisie ;
Et ce fut aussi Gil-Pérès,
Qui savait, comme un aspergès,
Jeter le rire à la volée
Sur la foule bariolée ;
Et ce fut Guyot-Montpayroux,
Mauvais légat et bon fumiste,
Ernest Dubreuil, le librettiste,
Et tant d’autres si joyeux... Fous !
 
Soudain leur crâne s’échevèle,
Étalant, à nu, leur cervelle,
Où la Démence ouvre des trous...
 
Et ce fut André Gill, dont l’âme
Semblait chanter l’épithalame
De la joie et du grand soleil,
Et qui, pour goûter quelque rêve,
S’étant endormi sur la grève,
Trouva la Folie au réveil...
Et, toujours, d’autres encor, d’autres !
Certains, vifs mieux que des pinsons,
Plusieurs, lents comme des apôtres :
De cent mille et une façons
La Manie a des hameçons
Pour tous les genres de poissons.
À peine leur fait-elle un signe,
Ils dansent au bout de la ligne :
Ici drames, et là chansons.
C’est un inventeur de génie
Gaulard, que son pays renie,
Et qui se proclame un jour dieu.
C’est Sapeck, le railleur fantasque,
Dont la gaité ne fut qu’un masque
Qui se décolla peu à peu.....
Hier Maupassant !.....
                            Le Sort morose
Dont la liste n’est jamais close,
N’a pas roulé le parchemin,
Sur lequel écrit la Névrose...
Sait-on qui sera fou demain ?
 
Tel qui rit, et chante à la vie,
Et, d’une lèvre inassouvie,
Boit l’avenir comme un vin pur ;
Tel qui, sur sa pipe allumée,
Voit voltiger dans la fumée
Les espoirs nuancés d’azur ;
Tel qui, sous un rayon de lune,
Suit la danse de la fortune,
Va, tout à l’heure, mort-vivant,
Sentir, par une âpre veillée,
Que sa cervelle éparpillée
Se fond à jamais dans le vent...
 
Le Vertige noir les invite
À gambiller sur le chemin :
Les Fous vont vite, vite, vite !...
Sait-on qui sera fou demain ?
 
Astre mort, ô Lune damnée !...
Suivons, suivons la destinée !
Sait-on qui sera fou demain ?
 

Chansons de Paris et d’ailleurs, 1896

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