Marcel Schwob

Le Livre de Monelle, 1894


La Perverse

Madge !

La voix monta par l’ouverture carrée du plancher. Une énorme vis de chêne poli traversait le toit rond et tournait avec un son rauque. La grande aile de toile grise clouée sur son squelette de bois s’envolait devant la lucarne parmi la poussière de soleil. Au-dessous, deux bêtes de pierre semblaient lutter régulièrement, tandis que le moulin ahanait et tremblait sur sa base. Toutes les cinq secondes, une ombre longue et droite coupait la petite chambre. L’échelle qui montait jusqu’au faîte intérieur était poudrée de farine.

 

— Madge, viens-tu ? reprit la voix.

Madge avait appuyé sa main contre la vis de chêne. Un frottement continu lui chatouillait la peau, tandis qu’elle regardait, un peu penchée, la campagne plate. Le tertre du moulin s’y arrondissait comme une tête rasée. Les ailes tournantes frôlaient presque l’herbe courte où leurs images noires se poursuivaient sans jamais s’atteindre. Tant d’ânes semblaient avoir gratté leurs dos au ventre du mur faiblement cimenté que le crépi laissait voir les taches grises des pierres. Au bas du monticule, un sentier, creusé d’ornières desséchées, s’inclinait jusque vers le large étang où se trempaient des feuilles rouges.

— Madge, on s’en va ! cria encore la voix.

— Eh bien, allez-vous-en, dit Madge tout bas.

La petite porte du moulin grinça. Elle vit trembler les deux oreilles de l’âne qui tâtait l’herbe du sabot, avec précaution. Un gros sac était affaissé sur son bât. Le vieux meunier et son garçon piquaient le derrière de l’animal. Ils descendirent tous par le chemin creux. Madge resta seule, sa tête passée dans la lucarne.

Comme ses parents l’avaient trouvée un soir, étendue dans son lit à plat ventre, la bouche pleine de sable et de charbon, ils avaient consulté des médecins. Leur avis fut d’envoyer Madge à la campagne, et de lui fatiguer les jambes, le dos et les bras. Mais depuis qu’elle était au moulin, elle s’enfuyait dès l’aurore sous le petit toit, d’où elle considérait l’ombre tournoyante des ailes.

Tout à coup elle frémit de la pointe des cheveux aux talons. Quelqu’un avait soulevé le loquet de la porte.

— Qui est là ? demanda Madge par l’ouverture carrée.

Et elle entendit une faible voix :

— Si l’on pouvait avoir un peu à boire : j’ai bien soif.

Madge regarda à travers les échelons. C’était un vieux mendiant de campagne. Il avait un pain dans son bissac.

— Il a du pain, se dit Madge ; c’est dommage qu’il n’ait pas faim.

Elle aimait les mendiants, comme les crapauds, les limaces, et les cimetières, avec une certaine horreur.

Elle cria :

— Attendez un peu !

Puis descendit l’échelle, la face en avant. Quand elle fut en bas :

— Vous êtes bien vieux, dit-elle — et vous avez si soif ?

— Oh ! oui, ma bonne petite demoiselle, dit le vieil homme.

— Les mendiants ont faim, reprit Madge avec résolution. Moi j’aime le plâtre. Tenez.

Elle arracha une croûte blanche de la muraille et la mâcha. Puis elle dit :

— Tout le monde est sorti. Je n’ai pas de verre. Il y a la pompe.

Elle lui montra le manche recourbé. Le vieux mendiant se pencha. Tandis qu’il aspirait le jet, la bouche au tuyau, Madge tira subtilement le pain de son bissac et l’enfonça dans un tas de farine.

 

Quand il se retourna, les yeux de Madge dansaient.

— Par là, dit-elle, il y a le grand étang. Les pauvres peuvent y boire.

— Nous ne sommes pas des bêtes, dit le vieil homme.

— Non, reprit Madge, mais vous êtes malheureux. Si vous avez faim je vais voler un peu de farine et je vous en donnerai. Avec l’eau de l’étang, ce soir, vous pourrez faire de la pâte.

— De la pâte crue ! dit le mendiant. On m’a donné un pain, merci bien, Mademoiselle.

— Et que feriez-vous, si vous n’aviez pas de pain ? Moi, si j’étais aussi vieille, je me noierais. Les noyés doivent être très heureux. Ils doivent être beaux. Je vous plains beaucoup, mon pauvre homme.

— Dieu soit avec vous, bonne demoiselle, dit le vieil homme. Je suis bien las.

— Et vous aurez faim ce soir, lui cria Madge, pendant qu’il descendait la pente du tertre. N’est-ce pas, brave homme, vous aurez faim ? Il faudra manger votre pain. Il faudra le tremper dans l’eau de l’étang, si vos dents sont mauvaises. L’étang est très profond.

Madge écouta jusqu’à ne plus entendre le bruit de ses pas. Elle tira doucement le pain de la farine, et le regarda. C’était une miche noire de village, maintenant tachée de blanc.

— Pouah ! dit-elle. Si j’étais pauvre, je volerais du pain blond dans les belles boulangeries.

Quand le maître meunier rentra, Madge était couchée sur le dos, la tête dans la mouture. Elle serrait la miche sur sa taille, avec les deux mains ; et, les yeux proéminents, les joues gonflées, un bout de langue violette entre les dents serrées, elle tâchait d’imiter l’image qu’elle se faisait d’une personne noyée.

Après qu’on eut mangé la soupe :

— Maître, dit Madge, n’est-ce pas qu’autrefois, il y a longtemps, longtemps, vivait dans ce moulin un géant énorme, qui faisait son pain avec des os d’hommes morts ?

Le meunier dit :

— C’est des contes. Mais sous la colline, il y a des chambres de pierre qu’une société a voulu m’acheter, pour fouiller. Plus souvent je démolirais mon moulin. Ils n’ont qu’à ouvrir les vieilles tombes, dans leurs villes. Elles pourrissent assez.

— Ça devait craquer, hein, des os de morts, dit Madge. Plus que votre blé, maître ! Et le géant faisait du très bon pain avec, très bon : et il le mangeait — oui, il le mangeait.

Le garçon Jean haussa les épaules. L’ahan du moulin s’était tu. Le vent n’enflait plus les ailes. Les deux bêtes circulaires de pierre avaient cessé de lutter. L’une pesait sur l’autre, silencieusement.

— Jean m’a dit, dans le temps, maître, reprit encore Madge, qu’on peut retrouver les noyés avec un pain où on a mis du vif-argent. On fait un petit trou dans la croûte et on verse. On jette le pain à l’eau, et il s’arrête juste sur le noyé.

— Est-ce que je sais ? dit le meunier. C’est pas des occupations de jeunes demoiselles. En voilà des histoires, Jean !

— C’est mademoiselle Madge qui m’a demandé, répondit le garçon.

— Moi, je mettrais du plomb de chasse, dit Madge. Il n’y a pas de vif-argent, ici. Peut-être qu’on trouverait des noyés dans l’étang.

Devant la porte, elle attendit le crépuscule, son pain sous son tablier, du petit plomb serré dans le poing. Le mendiant devait avoir eu faim. Il s’était noyé dans l’étang. Elle ferait revenir son corps, et, comme le géant, elle pourrait moudre de la farine et pétrir de la pâte avec des os d’homme mort.


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