Paul Claudel

Connaissance de l'Est, 1907


Tombes-Rumeurs

L’on monte, l’on descend ; on dépasse le grand banyan, qui, comme un Atlas s’affermissant puissamment sur ses axes tordus, du genou et de l’épaule a l’air d’attendre la charge du ciel : à son pied un petit édicule où l’on brûle tous les papiers que marque le mot noir, comme si, au rude dieu de l’arbre, on offrait un sacrifice d’écriture. L’on tourne, l’on se détourne, et, par un chemin sinueux, — vraiment sans que l’on fût ailleurs, car nos pas depuis le départ en sont accompagnés, — nous entrons dans le pays des tombes. Comme un saint en prière dans la solitude, l’étoile du soir voit au-dessous d’elle le soleil disparaître sous les eaux profondes et diaphanes.

La région funèbre que nous envisageons à la blême lumière d’un jour louche est tout entière couverte d’une bourre rude et jaune, telle qu’un pelage de tigre. Du pied au faîte, les collines entre lesquelles s’engage notre chemin, et, du côté opposé de la vallée, d’autres montagnes à perte de vue, sont forées de tombes comme une garenne de terriers.

La mort, en Chine, tient autant de place que la vie. Le défunt, dès qu’il a trépassé, devient une chose importante et suspecte, un protecteur malfaisant, — morose, quelqu’un qui est là et qu’il faut se concilier. Les liens entre les vivants et les morts se dénouent mal, les rites subsistent et se perpétuent. À chaque instant on va à la tombe de famille, on brûle de l’encens, on tire des pétards, on offre du riz et du porc, sous la forme d’un morceau de papier on dépose sa carte de visite et on la confirme d’un caillou. Les morts dans leur épais cercueil restent longtemps à l’intérieur de la maison, puis on les porte en plein air, ou on les empile dans de bas réduits, jusqu’à ce que le géomancien ait trouvé le site et le lieu. C’est alors qu’on établit, à grand soin la résidence funèbre, de peur que l’esprit, s’y trouvant mal, n’aille errer ailleurs. On taille les tombes dans le flanc des montagnes, dans la terre solide et primitive, et tandis que, pénible multitude, les vivants se pressent dans le fond des vallées, dans les plaines basses et marécageuses, les morts, au large, en bon lieu, ouvrent leur demeure au soleil et à l’espace.

Elle affecte la forme d’un oméga appliqué sur la pente de la colline, et dont le demi-cercle de pierre prolongé par des accolades entoure le mort qui, comme un dormeur sous les draps, fait au milieu sa bosse : c’est ainsi que la terre, lui ouvrant, pour ainsi dire, les bras, le fait sien et se le consacre à elle-même. Devant est placée la tablette où sont inscrits les titres et le nom, car les Chinois pensent qu’un certain tiers de l’âme, s’arrêtant à lire son nom, séjourne dessus. Elle forme comme le retable d’un autel de pierre sur lequel on dépose les offrandes symétriques, et, au devant, la tombe, de l’arrangement cérémonial de ses degrés et de ses balustrades, accueille, initie la famille vivante qui, aux jours solennels, vient y honorer ce qui reste de l’ancêtre défunt : l’hiéroglyphe primordial et testamentaire. En face l’hémicycle réverbère l’invocation.

Toute terre qui s’élève au-dessus de la boue est occupée par les tombes vastes et basses, pareilles à des orifices de puits bouchés. Il en est de petites aussi, de simples et de multiples, de neuves, et d’autres qui paraissent aussi vieilles que les rocs où elles sont accotées. La plus considérable se trouve en haut de la montagne et comme dans le pli de son cou : mille hommes ensemble pourraient s’agenouiller dans son enceinte.

J’habite moi-même ce pays de sépultures, et, par un chemin différent, je regagne le sommet de la colline où est ma maison.

 

La ville se trouve au bas, de l’autre côté du large Min jaune qui, entre les piles du pont des Dix-Mille-Ages, précipite ses eaux violentes et profondes. Le jour, on voit, tel que la margelle des tombes dont j’ai parlé, se développer le rempart de montagnes ébréchées qui enserre la ville (des pigeons qui volent, la tour au milieu d’une pagode font sentir l’immensité de cet espace), des toits biscornus, deux collines couvertes d’arbres, s’élevant d’entre les maisons, et sur la rivière une confusion de trains de bois et de jonques aux poupes historiées comme des images. Mais maintenant il fait trop sombre : à peine un feu qui au-dessous de moi pique le soir et la brume, et, par le chemin que je connais, m’insinuant sous l’ombrage funèbre des pins, je gagne mon poste habituel, ce grand tombeau triple, noir de mousse et de vieillesse, oxydé comme une armure, qui domine obliquement l’espace de son parapet suspicieux.

Je viens ici pour écouter.

Les villes chinoises n’ont ni usines, ni voitures : le seul bruit qui y soit entendu quand vient le soir et que le fracas des métiers cesse, est celui de la voix humaine. C’est cela que je viens écouter, car quelqu’un, perdant son intérêt dans le sens des paroles que l’on profère devant lui, peut leur prêter une oreille plus subtile. Près d’un million d’habitants vivent là : j’écoute cette multitude parler sous le lac de l’air. C’est une clameur à la fois torrentielle et pétillante, sillonnée de brusques forte, tels qu’un papier qu’on déchire. Je crois même distinguer parfois une note et des modulations, de même qu’on accorde un tambour, en posant son doigt aux places justes. La ville à divers moments de la journée fait-elle une rumeur différente ? Je me propose de le vérifier. — En ce moment, c’est le soir : on fait une immense publication des nouvelles de la journée. Chacun croit qu’il parle seul : il s’agit de rixes, de nourriture, de faits de ménage, de famille, de métier, de commerce, de politique. Mais sa parole ne périt pas : elle porte, de l’innombrable addition de la voix collective où elle participe. Dépouillée de la chose qu’elle signifie, elle ne subsiste plus que par les éléments inintelligibles du son qui la convoie, l’émission, l’intonation, l’accent. Or, comme il y a un mélange entre les sons, se fait-il une communication entre les sens, et quelle est la grammaire de ce discours commun ? Hôte des morts, j’écoute longtemps ce murmure, le bruit que fait la vie, de loin.

Cependant il est temps de revenir. Les pins entre les hauts fûts desquels je poursuis ma route accroissent d’ombre la nuit. C’est l’heure où l’on commence à voir les mouches à feu, lares de l’herbe. Comme dans la profondeur de la méditation, si vite que l’esprit n’en peut percevoir que la lueur même, une indication soudaine, c’est ainsi que l’impalpable miette de feu brille en même temps et s’éteint.


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